Rendez-vous
Plans fixes. Les acteurs y entrent, en sortent, la caméra reste là. L’histoire commence à Berlin, Anna réalise des films qu’elle va présenter dans des cinémas, dans des pays. Ici l’Allemagne, (bientôt, la semaine prochaine, elle ira en Suisse).
On ne verra pas le film présenté. Ce doit être celui qui se déroule sous nos yeux. A la sortie, elle rencontre un instituteur, elle l’emmène à son hôtel, ils s’essayent ensemble à l’amour sans y arriver, il s’en ira
mais l’invitera à déjeuner, le lendemain probablement, il vit dans une sorte de banlieue, avec sa fille et sa mère : nous n’entrerons pas dans cette maison, Anna s’en ira, au loin un train passera, puis elle téléphonera, une gare, une autre. Cologne. Une autre rencontre, un autre rendez-vous (le précédent était fortuit) avec celle qui voudrait être sa belle-mère.
Elles sont heureuses de se revoir (et on est heureux de revoir Magali Noël
qui chantait Boris Vian, qui jouait chez Fellini). Elles se parlent, elle de son fils qu’Anna devrait épouser. Anna acquiesce, mais ça ne se fera jamais, non.
Anna s’en va. Anna part. Le temps lui manque, mais elle prend le train. Le train, les gares. Anna téléphone, reçoit des messages de sa mère, elle l’attendra, oui, à Bruxelles.
Elle cherchera ses papiers, son billet. Ce n’est pas qu’on tremble pour elle, non. Presque. Elle cherchera à changer de voiture peut-être le wagon restaurant, mais non, impossible de passer, elle revient, rencontre un homme
il parle, et on aime qu’elle tourne le dos, qu’elle regarde la nuit, on aime que le train ne bouge pas, que le cinéma soit, on aime entendre ses mots à lui, que ce soit exactement ça, le cinéma, bientôt ils arriveront à Bruxelles, ici la gare du Nord
et bien sûr qu’on pense aux trains, bien sûr qu’on pense aux gares, ici la Centrale de Bruxelles
on aime que ces gares soient à peu près désertées, on passe le train s’en va, nous ne le savons pas mais il avance, elle, Anna prend son sac, sa mère l’attend à Midi, elle s’en va, descend de ce train qui vient de Moscou
et tout est simple, peut-être pur, peut-être normal, voilà une fille qui retrouve sa mère, elle lui donne un sourire
(la photo du film, de Jean Penzer – qui fit aussi celle des films de Jacques Demy, Philippe de Broca, Bertrand Blier, Edouard Niermans…- reste dans les bruns, dans la nuit, toujours la nuit, toujours le gris ou alors le crépuscule) cette symétrie, un peu toujours ici comme celle des genres, les mêmes et différents, avancer et se retrouver, aller au café, commander
puis parler, dire, énonceer le temps qui passe, les moments difficiles peut-être
parler du père, du frère et des affaires
rire (Léa Massari, on pense au Souffle au coeur, Louis Malle, 1971, où elle incarnait aussi une mère, pourquoi choisit-on les acteurs ? Pourquoi elle et pas une autre ?) Anna et sa mère marchent, c’est Bruxelles, c’est la nuit, elles vont à l’hôtel, louent une chambre, au même lit
dans le noir, raconter quelques moments de vie, raconter l’incessant voyage, le temps avance comme les trains, c’est ce qu’il faut faire, partir, revenir, partir à nouveau, maman dormir sur ton épaule, oui, voilà, une sorte de tendresse, mais le chemin reprend, on repart, voilà : « dis moi que tu m’aimes »,
« je t’aime » dit Anna, voilà le train, on s’en va, Paris, le rythme qui s’accélère, on roule, intérieur voiture, nuit, travelling avant, les deux êtres de dos, lui, à gauche conduit, elle à droite l’écoute, elle l’écoute, il conduit, « oui je vais déménager et prendre plus grand », l’emploi du verbe prendre, on adore, « oui, si jamais j’ai des enfants », elle se tourne vers lui « mais tu veux des enfants ? » et lui « non », on roule, on arrive, on avance, une chambre, la baie vitrée sur la nuit, la télévision qui bleuit un peu l’image
et le temps qui passe, au room szervice « qu’est-ce que je peux manger ce soir ? », c’est le temps qu’on filme, Anna va prendre un bain, Anna revient en peignoir, elle chante « ‘Moi j’essuie des verres au fond du café »
une chanson tendre, il l’aimera cette chanson, mais pour l’aimer, elle, Anna, ce sera moins simple, une maladie, une fièvre, quelque chose du trop de travail,(comme un homme ?) quelque chose, elle s’en va, cherche une pharmacie, la trouve-t-elle vers Pigalle, on passe à la Concorde, on passe à la Madeleine, des médicaments, un massage de l’onguent, non, la fatigue, lui nu, lui « non », elle s’en va, elle rentre chez elle, dans le frigo une bouteille d’eau, le frigo s’allume quand on l’ouvre, une présence ? chez elle, ouvrir les fenêtres comme au tout début du film ouvrir celle de l’hôtel qui donne sur les voies de chemin de fer, le chemin de fer qu’au début des années quarante du siècle dernier la famille de Chantal Akerman a emprunté, seulement emprunté, pas pris, la différence des sexes, lui habillé, elle nue, la lumière, ses habits dans les bruns, son chandail son sac, sa voix, sa chanson, la voilà chez elle, sur le lit, sur la table de nuit, un répondeur téléphonique comme on en avait dans ces temps-là, gros comme deux gros atlas, on posait le récepteur dessus, elle allongée, écoute le producteur qui lui dit « Anna, samedi, tu es à Lausanne, puis dimanche, à Genève et lundi à Zurich, tes hôtels sont réservés bien sûr », oui, voilà, le temps du film, quelques jours, deux peut-être, dans la vie de la réalisatrice, quelques personnes rencontrées sur rendez-vous
un film magnifique, lent comme le temps qui passe lorsqu’il passe lentement, l’ennui mais les choses à faire, le travail et l’amour, probablement, mais les larmes dans le taxi, oui, maman je t’aime, dormir au creux de son épaule, oui, là, comme une enfant, juste comme une enfant…
La lumière. La salle, nous étions peut-être vingt
et comment résister et ne pas avoir envie de le voir, là, tout de suite, ce film, ainsi montré en mots et images par vous, et on sait qu’on ne le verra pas mais que, peur-être, dans quelque temps, dans le souvenir, on croira le contraire
Magnifique Chantal Akerman ! Que fait-elle aujourd’hui ?
@ brigetoun : dès qu’il passe, allez y…
@ Florence Trocmé : plutôt de l’art contemporain, je crois, du cinéma expérimental il me semble… Mais elle est toujours là et vaillante…