été atelier comme un roman – 3
Il y a quelques difficultés avec cet atelier – notamment les spécificités zoom qui m’apportent quelque chose comme de l’angoisse (je ne les suis pas, elles me rappellent celles du travail que j’ai haïes sans en avoir subi aucune) – il y a quelque chose avec le travail qui ne passe pas du tout, les silences surtout – ils sont sans doute motivés, mais depuis le début de ces épisodes (fin février pour tout dire), rien ne m’est indiqué, je suis livré à moi-même sur le plan professionnel : j’en conçois une espèce de liberté empoisonnée peut-être; je me suis lancé dans l’écriture de cet épisode (le 3): compris comme un début de roman; une espèce de nouvelle – une rupture de forme comme une rupture de ton – puis je me suis rendu compte de mon erreur – j’ai recommencé en prenant pour thème « le départ » et non le départ de mon père pour la guerre – il y a ici (le lien est nettoyé, on peut le suivre) les retranscriptions du cahier qu’il a tenu durant ces jours-là (du 12 mai 44 (un an tout juste après son engagement) au 9 avril 45 (et son évacuation vers un hôpital de Vence)). Pour y travailler, il aurait fallu que je relise ce qui est écrit – je n’ai gardé que mes souvenirs (ça n’existe pas, non).
On trouve dans la suite les textes dits « Etude en beige » pour suivre la consigne, suivis de ceux écrits dans l’ambiance choisie au début (« Partir »).
Sans plus d’ illustration : pas bien réussi à situer vraiment l’étude en beige – sans doute en Afrique, quelque part, en Angola ou quelque chose de ce genre (j’ai pensé un peu à quelque chose comme Lagos – je cherche une image de sa gare il n’y en a pas, il y a Lagos Terminus, terrible – il y a aussi l’image de la gare de Buenos Aires que j’aime bien, au dessus).
On ne doute pas tellement du caractère personnel des gares (les enquêtes, et les gares de Drancy Compiègne et autres traversées dans ces années là par son père)
Étude en beige
Plus tard, on racontera que tout a eu lieu la nuit, la veille de son départ : deux ou trois vêtements dans un sac, une arme (ce n’est pas avéré), une paire de lunettes de soleil et un journal peut-être. Tout au plus. Plus tard, vers midi, le marchand de journaux de la place où se trouve l’hôtel dira l’avoir vu s’en aller vers la gare, il portait un sac, un chapeau, des lunettes de soleil. Il n’avait pas l’air pressé non, mais il ne flânait pas non plus si c’est ce que vous voulez dire. On l’aura vu passer sous les arcades, ici un serveur de bar, là un chauffeur de taxi qui lui aura proposé une course. Quelqu’un, peut-être bien un mendiant ou un vendeur à la sauvette de bouteilles d’eau ou de fleurs en plastique, enfin quelqu’un aurait pu le reconnaître quand il est entré dans le hall, mais il n’en est pas certain : il y a beaucoup de gens qui entrent dans la gare quand passent les trains – il n’y en a qu’un le matin, et un le soir – et ce matin-là, il faisait assez chaud pour tenter de trouver de l’ombre plutôt que de dévisager les voyageurs. L’employé qui vend les billets ne l’aura pas vu, non. Mais l’homme sera identifié : il serait arrivé la veille à la même heure, par le même train du matin. On aurait trouvé sa trace, il aurait été habillé de la même manière, portant les mêmes lunettes de soleil, le même pantalon beige, les mêmes sandales (à ce moment-là, on sut qu’il était chauve). Le lendemain, à pratiquement la même heure, on le retrouve sur le quai. On n’a pas trace de son passage dans le hall, mais cela peut s’expliquer par le fait que les deux caméras sont tombées en panne en même temps, durant une bonne heure, entre dix et onze, ce jour-là. On n’a pas réussi à savoir pourquoi, mais le fait est. Ce qui n’a pas été signalé, mais cependant, il attend, on le voit sur le quai qui se trouve à l’ombre, il fait quarante et il attend. Sueur sans doute, son chapeau de paille – en carton plutôt qui imite la paille – sur son crâne chauve, sa chemisette de lin beige et ses sandales, le mal aux genoux et au loin les traces de l’orage du matin. Deux femmes parlent en cachant la bouche de leur main, elles portent des voiles de la même teinte que leurs robes des paniers de légumes sont à leurs pieds, elles ne font attention à rien – sur un banc, un jeune type caché sous une capuche et des lunettes noires fume appuyé à la rambarde il est assis sur le dossier, les pieds sur le banc, dans le dos les immeubles de la ville – plus loin un employé en uniforme regarde du côté opposé, les mains croisées dans le dos. On attend, il est dix heures et demie du matin, il fait quarante au soleil et le train a du retard. Lui ne s’impatiente pas mais son sang boue. Ça ne se discerne pas à l’image. Il essaye de ne rien laisser paraître, on saura ensuite qu’il a disparu comme des milliers et des milliers d’autres personnes, sans laisser ni trace ni encore moins d’adresse. Il n’est pas certain que ce soit réellement lui, mais il porte son chapeau et ses lunettes de soleil. Il sera difficile à reconnaître sur les films que volent les caméras disposées un peu partout sur le quai comme sur tous les quais du monde, au bout du bras le sac qu’il ne veut pas poser sur le sol. Lorsque les recherches seront entreprises, on ne retrouvera rien dans la chambre, rien au restaurant de l’hôtel (il n’y sera pas passé, n’aura rien commandé au room-service, n’aura rien bu au bar), on ne saura rien de son comportement – pas même d’indices sur les poignées de porte ou dans la minuscule salle de bain : rien. Il n’est pas certain non plus qu’il ait passé la nuit dans sa chambre : le concierge ne peut l’affirmer, il ne l’a pas vu rentrer. Il ne l’a pas vu sortir non plus, sauf ce matin, vers dix heures. Il a payé sa note. Par carte, oui. Mais ça n’a rien donné non plus, la trace de cette identité-là se perd dans des méandres de sociétés-écran jamaïcaines et autres banques plus ou moins secrètes de l’autre bout du monde. L’avis de recherche sera diffusé par télex au monde entier mais rien : aujourd’hui, après sa disparition, corps et biens, on n’en sait guère plus puisqu’il n’a pas donné signe de vie et que de lui, on n’a plus jamais rien su. Tout ce qu’on sait hors des faits établis dans la nuit, c’est que en cette fin de matinée, un peu avant qu’on entende les sifflets annonçant la venue, il est sur le quai – on a repéré sa trace – sur les films conservés visionnés quelques semaines plus tard – et que lorsque le train arrivera, en sifflant donc, avec le quart d’heure de retard plus ou moins coutumier, il y montera sûrement – on n’a pas d’image de sa montée parce que, lorsque le train est entré en gare, les fumées le cachent un moment à l’image. Le policier en uniforme qui sera interrogé n’aura aucun souvenir de lui. Les deux femmes qui seront retrouvées après quelques difficultés non plus. Quant au type éméché et assez défoncé, après un interrogatoire inutilement violent (on dit « musclé » pour ce genre d’exaction), on n’en aura rien tiré non plus. Il règne dans le hall de la gare une solitude moite et poisseuse, un voyageur se hâte un peu – le train vient d’entrer en gare, il stationne, quelques personnes en descendent anonymes, transpirantes, chargées de paquets, sur le quai, on va siffler le départ, l’homme a disparu et le train ne va pas tarder à s’en aller. Il souffle, ses essieux grincent quand le signal du départ est donné, le bruit, la chaleur, la fureur des chevaux-vapeur bientôt lâchés, le contrôleur dans la dernière voiture ferme la porte et fait signe à un type qui travaille sur le bord du quai : le train siffle deux ou trois fois et disparaît dans le tunnel qui jouxte la gare et ses voies de chemin de fer.
C’est dans la nuit que ça s’est passé. Mais on n’a entendu aucun bruit. Vers sept heures, juste après la pluie, venant de chez lui, la voisine est sortie dans la rue en criant : elle avait l’habitude de porter du café au vieillard, tous les matins, elle le connaissait depuis son arrivée il y avait peut-être trois ans de ça et c’était, selon ses dires, un type bien. Il s’était installé là, un jour, on avait su qu’il avait acheté cette petite maison de plain pied avec sa pauvre retraite : le type ne payait pas de mine. Comment ça, quelque chose entre eux ? Non, mais vous n’y pensez pas sérieusement, si ? Bien sûr que non ! Son âge ? Peut-être soixante quinze ans, qui pouvait dire des choses pareilles sans consulter les papiers ? Il était toujours vêtu de la même manière, en beige, en grège, en lin. Il avait un chapeau éternellement vissé sur la tête qu’il avait chauve. Lorsque le soleil atteignait le balcon où il se tenait, à l’arrière de la maison, il mettait ses lunettes de soleil. Il ne jouait pas, il ne buvait pas, il ne sortait pas. Il ne fumait pas. La police est arrivée vers onze heures, a interrogé la voisine qui l’aimait bien, on ne sait pas pourquoi, on ne sait jamais tellement pourquoi mais elle en avait conçu une certaine pitié peut-être. Probablement parce qu’il lui semblait assez diminué, il ne bougeait que peu, mais avait une certaine douceur dans le regard cependant, d’une teinte dans les eaux claires, quelques petites rides de sourire au coin des yeux, des traits fins et doux aussi bien. N’empêche qu’on l’avait retrouvé avec quatre balles dans la tête. Sur le rebord de l’évier, une douille avait été posée là, droite sur son culot. Ça ne pouvait pas être un hasard.
Codicille : je n’ai pas compris la consigne au début donc j’ai commencé le roman dont je ne sais pas exactement la teneur, sauf qu’il s’agira sans doute d’un portrait. Puis j’ai vaguement perçu l’exercice. J’ai pesté contre l’américanitude, mais je m’en fous finalement – il y avait un départ, j’ai mis en scène le départ. Les deux femmes, le jeune défoncé, le flic, le train : plus une réminiscence du beau film de Delvaux (André, Un soir un train, 1968). Des choses sont venues ensuite ; et puis la petite nouvelle qui veut résoudre quelque chose (inspirée de loin, pour sa fin, de celle (de fin) de Lebovici (Gérard))
Partir.
Il faudrait rechercher le port d’embarquement – ne pas se souvenir, il n’y a pas de souvenirs des époques qu’on n’a pas vécues – vu d’ici, c’était à Bizerte vers la fin quarante trois – on s’en allait – des jeunes gens, mon père avait vingt ans et on peut bien raconter que c’est le plus bel âge de la vie – ils allaient à Tarente en garnison, ils avaient appris à marcher au pas et à manier le fusil – la marque la provenance le calibre – c’est un port sous la plante du pied de la botte de la péninsule, là où le pied se creuse pour faire office de pompe afin que dans le corps irrigue le sang – il portait des lunettes et des oreilles décollées – brun, pas très grand, sourire magnifique – je revois les photos, mais il était alors plus âgé, ça n’importe pas on s’en fout complètement – ils allaient à la guerre. Dans des temps plus anciens, immémoriaux, les aïeux de ce garçon de vingt ans avaient été chassés (je ne sais pas exactement ce que ça veut dire sinon « avant ce soir, tu dégages sinon jte crève »), comment étaient-ils passés de Grenade Cordoue Malaga à Tanger Tétouan Ceuta ou ailleurs, qui peut bien le savoir – ce qu’ils emportaient, ce qu’ils laissaient, les enfants, ceux d’aujourd’hui entassés dans des zodiacs – et ces villes ne portaient peut-être même pas ces noms-là. Ces aïeux ne portaient pas non plus celui que je porte, celui qu’il m’a donné comme cette vie que je tente d’accomplir, si une vie s’accomplit jamais. On n’y est jamais sûr de rien, c’est un de ces enseignements dont je ne saurais dire d’où il peut bien me venir. Il y avait dans ce départ quelque chose d’inéluctable, probablement – laissaient-ils derrière eux des proches refusant de partir, des amis, des marranes, quatorze cent quatre vingt douze et Torquemada… Ce sont des noms qui sans que je le sache m’ont marqué – je ne savais pas l’existence de ces personnages avant de lire Edgar Morin parler de son père Vidal et de ces chaussettes de Troyes, et pourtant (est-ce que cela vient aujourd’hui, ou était-ce déjà écrit dans mes limbes ? ) lorsque j’ai su qu’on fabriquait des voitures à l’emblème du petit cheval cabré dans cette petite ville de Maranello, quelque chose s’est produit quelque part, un peu comme sur le tableau de bord apparaît la petit lumière bleue des feux de route qu’on vient d’allumer, c’est un crépuscule et on va vers l’ouest, il est neuf heures et demie du soir, on n’entend plus le bruit de la voiture parce qu’on roule depuis des heures, la route s’étend devant soi et dans l’habitacle il se peut que dorme le monde… Pour l’inquisiteur qu’on dit grand mais qui n’était que sadique, j’ai dans le souvenir ce film « Tora ! Tora ! Tora ! » et la bataille (fut-ce bien une bataille?) du Port de la Perle dans la Pacifique. Les premières lettres, comme la dernière, semblables, comme au son, ont toujours – ou du moins souvent – axé mon entendement – par exemple Pont-Cardinet et Petit-Clamart, mais ce sera bien plus tard. Ici, ils traversent la Méditerranée, l’armée de Rommel a été (plus ou moins) vaincue (plutôt plus) et on avance vers un dénouement dont on n’a aucune certitude. On sait qu’on a raison, qu’on a plus que le droit, la foi avec soi. On s’embarque, on s’engage – c’est un moment de la vie qui prouve sans doute qu’on a réfléchi et qu’on n’a pas d’autre solution ; on en a peut-être cherché, mais non. Peut-être avait-il un ami ? C’est trouble, et loin et inutile : je ne recherche rien, j’ai juste une petite idée et des souvenirs qui ne correspondent pas. On va appareiller, un bateau de ligne, un cargo, un engin militaire ? Il faudrait chercher, il faudrait savoir et ce serait le commencement d’une épopée, on aurait en décor plus ou moins présent, le « The big red one » de Fuller, on se souviendrait surtout (parce qu’il s’agirait d’une naissance tout aussi bien) de ce bébé mis au monde dans un char d’assaut – dans cet imaginaire-là, il y a aussi, il y aurait aussi beaucoup de choses sur la santé peut-être pas mentale (on ne sait jamais rien de la santé mentale des gens qu’on côtoie, on ne découvre qu’après), beaucoup de choses de sa santé parce que la vie vécue avec lui, dans ses parages, n’a pas duré tellement longtemps – les vagues souvenirs que j’aie sont surtout liés à la France et à la maladie que je lui connaissais depuis (donc) toujours par le régime sans sel qu’il suivait (il avait parfois des mots sur les œufs frits qu’il avait adorés – nous n’en mangions jamais, nous ses enfants – ou sur des plats tunisiens qu’il avait aimés). Il y avait cette maladie proche de son alimentation qui est fixée pour moi à son passage dans l’armée, dans la guerre, sur ce continent. Le pain qu’on commandait pour lui sans sel au Familistère, les pâtes parfois trop cuites ou d’autres particularités du menu qui sont des signes de cette maladie qui, parfois, l’obligeait à garder le lit quelques heures. On entendait alors ses râles, mais il se peut que je romance cette affaire-là, il se peut que ça n’ait pas été aussi tragique – dans mon souvenir, il y a ces cris et il y a cette attente d’un médecin, dans la rue, en hiver, le froid les congères qui marquent la rue, les caniveaux qui charrient un peu, la neige, les lampadaires blancs et l’attente au coin de la rue.
L’heure du départ, c’est sûrement le matin, ou à la tombée de la nuit. Il y a eu des bruits, il y a eu des morts, on le sait puisque c’est sa vie qu’on risque, qu’on donne. On n’en a rien à foutre de cette vie-là, on préfère ne pas la vivre si c’est dans ces conditions. On a toujours des conditions pour vivre, des conditions et des atermoiements, on a juste à décider et c’est aussi simple que ça. Les armes, le paquetage, les cigarettes (il les appelle les cibiches). On ira au nord, on ira se battre, on bouffera du boche, la peur, mais quelle peur ? Passer maître dans le démontage du fusil, graissage, nettoyage, « tant qu’il y aura des hommes » la plage et la mer – laisser ça derrière soi, deux frères seize et quatorze ans une mère, petite ronde, je n’ai jamais su comment il la voyait mais peu importe – c’est presque rien, c’est tellement peu dit la chanson – apprendre le morse et ensuite à conduire une moto, une BSA 500 monocylindre, les GMC ensuite, la radio, plus tard caporal-chef, je me souviens de ce temps d’armée, je me souviens de Royalieu (tu digresses, mon ami) (oui). La mer est forte et on appareille, on vomit, on a peur – les armes, les ordres, les cris, les douleurs – un an plus tard, c’en sera fini. Des amis, des camarades, des soldats seront morts, le sang, l’odeur et les bruits, les chocs, les corps déchiquetés, les agonies, les batailles, les marches et les camions, la boue, le froid, l’Alsace à l’hiver quarante-cinq. C’est épars mais c’est égal, ce ne sont que des images, des idées, des égarements, mais il y a quelque chose de son âme ici même, là dans mes mots. Je les écris et je le vois, à peine, avec son béret, je n’ai jamais vu cette photo mais elle est là quand même, il y avait Harcourt, il y avait le noir et blanc. Je me souviens (mais les souvenirs, ça n’existe pas) que dans l’autobiographie de Fuller, il parle de ce jour du débarquement à Omaha beach, où la mer entière n’est que du sang. Une image, neuf ans plus tard, une image du monde, comme la guerre et l’axe, comme pendre par les pieds l’immonde sur une place de Milan avec sa promise sa maîtresse ou qui que ce soit d’autre – une image, de les voir entassés sur le pont de ce cargo, on pourrait savoir l’intituler, il faudra que je demande à mon frère sûrement, la traversée laisser à bâbord Lampedusa, une escale en Sicile, rallier Tarente, la jonction avec les forces anglaises, quelque chose dans ce genre – la stratégie, les cartes, les batailles et parle-nous de ces morts et de ces blessés, Waterloo et Trafalgar – on écoute et plus tard il racontera comment se sont passés ces moments, plus tard on l’entendra, clope au bec – la traversée je n’y connais rien, il faut que je me renseigne mais j’ai des choses à faire, avant, des photos et des images et des mots – et puis écouter des chansons s’il te plaît