Pour mémoire – journal de l’Air Nu (# 27 à 30)
26. Vendredi 10 avril 2020 (petit comme le monde)
on se réfugie dans la fiction, on avait l’habitude de parler de choses qui nous intéressaient, qu’on aimait, le cinéma, les arts peinture ou danse on aimait aller voir une exposition, un spectacle, quelque chose qui nous informait sur nous, notre nature par exemple, notre âme, notre psyché, on tentait de découvrir des impensés, des merveilles des choses magnifiques sur l’inventivité et l’origine des choses et des humains : le point de vue s’est retourné vers le nombril, la santé on ne parlera plus que de ça, tout est là – le monde est « à genoux »l’économie en état de « mort clinique » et micron (censuré) ducon le PR va voir un gourou qui prescrit des médicaments « miracle » : comique troupier ? Eh oui (on a demandé aux journalistes de ne pas rester là – on avait dit qu’il parlerait mais finalement il a préféré envoyer ce message-là : voyez comme je me promène ? comme nous nous promenons ? ce ne serait que pitoyable, on dirait « ah bah il a la bougeotte » et on parlerait d’autre chose : là, les affaires étant ce qu’elles sont, et les amitiés Sanofi ce qu’elles n’ont jamais cessé d’être, il faut faire des visites de commis voyageur – samedi dernier, on en parlait dans le poste bizarrement en donnant la parole à une sommité de la marque : c’est pas beau ça ? ) –
vingt six épisodes et toujours pas de plan, jte jure que j’ai essayé, je me suis mis à ma table (une planche acajou qui faisait bois de lit posée sur deux tréteaux) j’ai recherché Robert Wyatt et « Sea Song » que j’aime tant (le générique de l’émission cinéma de Radio Ivre – le théâtre Noir et le studio de la place du Tertre) (des souvenirs que je n’aime pas et pourtant il y avait là Alain Chamfort et le pianiste, ça m’échappe, son nom) (ami de Barbara tout ça, ça reviendra, carnet à spirale et encre sympathique) (William Sheller, c’est ça) (j’aime que Sea Song et les 37 mers du globe correspondent ensemble) j’ai regardé la liste qu’un jour, dans le restaurant bar de la rue Compans je crois bien – indien greko turk
quelque chose – j’avais commencé à construire – et puis je suis parti sur autre chose – il est temps de se retourner tu crois ? – on a posé du lambris dans le petit cabinet au bout de la cuisine ; Y. est venu rafraîchir les pommiers et il en a profité pour aiguiser la tronçonneuse orange – du bois qu’il faudra réduire, le poêle est petit comme le monde, j’ai recherché la hache sans la trouver, il y avait marché hier, la file de gens moitié-moitié masqué ou pas, à neuf heures, deux cents mètres, à douze, deux – non, la fiction ne vient pas – elle ne viendra pas, elle ne viendra jamais (les « toujours » et les « jamais » ce que c’est agréable et doux : enfin des certitudes) – ça ne fait rien, je me mets en marche –
27. Samedi 11 avril 2020 (forgot the number)
de temps à autre se repointe la déprime – rarement ou plus rarement ? lambris posé sur le mur des toilettes – une merveille – ne pas parler de ça ne parler de rien – retrouvé dans « album inconnu » le double blanc des Beatles – plus de cinquante ans plus tard – les deux qui restent – je préférais Georges Harrison mais enfin pourquoi ? j’écoutais le disque dans la chambre des filles qui donnait sur la rue sous les toits 66, 67 ? plus tard sûrement (plus tard encore My Sweet Lord sans doute) – la librairie de la rue de je ne sais plus vendait des disques au sous- sol, il y avait là des cabines où pouvait écouter des disques, évidemment sous les ordres et la volonté des vendeurs – ah oui poiret choqué – non loin, (en allant vers la gare, en face du cinéma Régent peut-être bien, sur le même trottoir que la librairie, au premier ou deuxième étage se tenait le salon de coiffure où j’avais droit à la coupe au bol, ou en brosse – il posait une planche sur les accoudoirs des fauteuils) – non, je ne me concentre pas plus – jamais – week-end de Pâques l’agneau et le reste (en réalité des merguez) : ma mère qui nettoie grand ménage de printemps, le pain azyme, ça ne pratiquait pas chez moi mais il y avait quelque chose qui s’approchait de quelque conscience – on n’en parlait pas : ce mutisme formidable qui régnait et laissait entendre par exemple les fantasmes les plus plats, la paranoïa la plus brute; on juge, il ne faudrait pas, mais on est jeune, on ne sait rien on ne connaît pas cette histoire de quinze ans plus tôt – on parle un peu, on joue beaucoup, on n’attend rien de l’école où se subissent punitions corporelles, gifles, oreilles tirées, les genoux sur les règles en acier mains sur la tête – tu vois, je n’ai rien oublié (une chanson que je chantais « Pierre ta chanson » en fin de cours) – soleil plage grille en fer forgé peinte en bleu –
la boite de la guitare était tapissée d’une espèce de moquettes synthétique et rouge où les voyageurs pouvaient jeter une pièce ou deux – onze heures trois heures, à Palais Royal, le changement de Vincennes-Neuilly à Auber-Ivry/Issy – ensuite un café à la Comédie, changer les pièces contre un billet de 50 francs, la petite marchande violettes sur la place, une connaissance de mme. Célérier aussi – soixante quinze – ces moments-là
(un commentaire chez l’amie Christine Jeanney, ce jour) je me souviens qu’il y avait une lampe à … (comment c’est déjà ? à lave ? oui, une lampe à) lave chez un type qui habitait dans le quinze (non loin de chez un autre) (un ami celui-là) qui faisait des allers-retours en camion type Ispahan Paris ou Paris Kaboul et retour – khomeyni devait toujours être (ou n’était pas encore) à Neauphle-le Château – à côté de chez Margo oui – et ramenait de là-bas des trucs qu’il avait ensuite à vendre – la lampe était dans les rouges, assez haute, un demi-mètre peut-être posée sur le sol – il y avait aussi des tapis, persans c’était sans doute le moins – le temps où on allait voir « 2001 l’Odyssée de l’espace » au cinéma de la place de la Contrescarpe – il ne passait que là, cet été-là il me semble – mais ce n’est pas de celui-là dont je voulais te parler avec ta lampe à lave (furieusement dans la mienne aussi – un peu comme pour les signes – encore que chez toi ça me parait plus calme) (pas chez moi non) non c’était de cet autre, réalisé par son mari (il y joue aussi dedans, tu me diras) (c’est un film magnifique) (on pourrait le comparer à « All about Eve » (Jo Mankiewicz, 1950) (trop magnifique aussi mais passons) avec un de mes acteurs préférés (remarque j’en ai un petit paquet) (j’ai oublié son nom, non, Ben Gazzara) Opening Night (1977) (à peu près l’époque du camionneur persan), c’est son titre – et c’est ainsi que les lampes, même si elles fuient un peu, indiquent les signes importants nécessaires, essentiels – pour le pue de la gueule, je vois à peu près de quel genre d’abrutis il s’agit, oui – et merci pour tout (image du jour)
(28). Dimanche 12 avril 2020 (ceux qui nous empêchent)
je recommence des pages d’écritures (c’est que ça me fait souvenir du temps où je retranscrivais des entretiens (ils sont quelque part) j’avais une machine idoine (morte en incendie) puis j’ai disposé d’un logiciel comak – mort dans le mac mais on doit pouvoir en trouver un (indiqué par une enquêtrice amie (Anne G.) on buvait du café place de Clichy, elle vivait en bordure du cimetière et sur son mur se trouvait un miroir vénitien) – je retranscris un entretien (le souvenir recommence) d’un patron de presse qui vient de sortir son autobiographie (je me la procurerai un jour, c’est paru dans le livre de poche) c’est une émission de radio de 2012 – j’écris donc sous la dictée – il y avait dans la boîte où je travaille (où j’ai eu travaillé : le truc s’arrête incessamment…) (add.du 18 mai 2020 : pas un mot, un mail un sms, rien : la classe – fuck off) une employée qui faisait de même (retranscrire des émissions de radio afin qu’on les lise) – il y a dans le monde des gens insupportables, on ne peut rien y faire, ils (nous) sont insupportables – il se pourrait que cette attitude à leur égard change, s’ils changeaient par exemple, ou si on changeait, mais pour l’heure, ils nous sont étrangers (ajouter une bonne dose de péjoration au qualificatif « étrangers » et en ôter le caractère indiquant le sens de « différent » : on arrive sans doute à un sens différent de ce mot et donc à un autre mais je ne le trouve pas, peut-être obscène dans celui de étranger à la scène – ça se peut) – je retranscris aussi donc – (à l’image l’un des enquêteurs, Olivier Broche (en marinière), du temps où la comédie ne le nourrissait pas – son « merci d’avoir pensé moi » quand je l’appelais) –
(29). Lundi 13 avril 2020 (cinéma deux)
le rêve de la nuit dernière avant celle-ci met en scène au minimum A.en robe noire transparente sur une autre beige, elle vient à la maison (c’était à A. son faubourg Henriville) car dit-elle c’est devenu insupportable chez elle, ils hébergent une réfugiée laquelle a séduit D. le mari de A. et tout ça se passe assez mal – sans doute a-t-elle, subrepticement, oublié la réclusion – impossible de rester là, non, je te remmène – j’allais au garage (dans cette maison de A. il y avait deux garages, l’un loué avec la maison, et l’autre vide : jamais su à quoi ou à qui il pouvait bien servir – je montai au volant de la voiture (il s’agissait de la petite Fancy rouge achetée du côté de Rouen (diesel) quand les enfants naquirent, et tournant le volant, lui faisait faire demi-tour dans ce qui était devenu un vrai garage – sa surface immense restait dans l’ombre (en y pensant maintenant, il me rappelle celui de ce film (assez libidinal) de David Lynch (ils le sont tous, tu me diras, certes) (un jeune type mécano s’éprend d’une blondasse maîtresse d’un chef de gang, si je me souviens bien) (je l’aimais dans l’ancienne formule Eraserhead, parce que, à l’époque, j’avais suivi dans sa préférence, Bernard F. pour le film fantastique – il en manque un autre, Elephant Man vu à l’Escurial du boulevard de Port-Royal) (toujours eu une difficulté entre Port Royal et Pont Royal (j’intitule assez facilement l’hôtel où vivait TNPPI début cinquante et suivantes Port Royal, alors qu’il s’agit du pont) (je crois) (en face, dans la galerie, une représentation d’une sculpture d’un ours de Pompom – un jour, j’y suis entré pour en demander le prix, une centaine d’euros je crois me souvenir – elle (ou il) était dans les blancs) (plus haut sur larue, de ce côté-là, vivait Couve-de-Murville affaires étrangères de de Gaulle godillot : ses cheveux ondulés et blancs, tu te souviens)
(30). Mardi 14 avril 2020 (numéro trente comme le concile)
ce matin, c’est à quatre heures que la lune s’est levée – et on se dit qu’il est bien tôt – et on se dit qu’il est bien tôt…
Il y a toujours des retards à l’allumage (une semaine ici (mais je vais rattraper, ce n’est pas si compliqué) ; un billet par semaine sur pendant le week-end ; les textes de l’atelier ; le reste des travaux – les 37 mers du globe, la retranscription de l’entretien à voix nue Daniel Filippachi (presque terminé) ; la vision de certains films (la Dolce vita, explications et commentaires etc etc) (plein de choses encore qui attendent, comme certains carnets de voyage(s) – et les lectures) (plein de choses qui attendront) (les lectures, le silence assourdissant du travail – mais ça va changer, certainement : on va se réveiller ; l’institution bouge encore – non, rien) – sur le bureau, ici, il y a trois ou quatre compas qui ne m’appartiennent pas, des mines de crayon à dessin heliograph et deux bics bleus encore dans leur emballage (à l’image) – parfois je me demande : qui donc serait susceptible de comprendre, et quoi ? je me souviens que sur la route de Ramatuelle il y avait des vendeurs de fruits en cageot, je me souviens que ma mère aimait conduire, et que mon père souriait gitane au bec en conduisant lui aussi la R16 bleu clair
– une effigie aimantée de Saint-Christophe peut-être lui avait été offerte pour la fête de soixante sept – encore qu’il m’étonne que ce genre de colifichet ait pu attirer mon attention mais pourquoi pas peut-être, ce qui passe par la tête d’un adolescent de treize ou quatorze ans reste pour toujours intestin mais ces moments me manquent un peu, loin au loin, il faisait beau il faisait clair, d’aussi loin que je me souvienne je n’ai jamais eu de plan (ici non plus), d’objectif comme disent les tordus de la communication (ils aiment aussi parler de management par objectif, de celui par la peur, ils aiment employer distanciation sociale, cette puanteur)
il y a vingt-neuf jours qu’a eu lieu le massacre (les cinq policiers de l’escorte tués en pleine rue, à 9 heures du matin, et la manifestation monstre qui eut lieu le surlendemain dans les rues des grandes villes – la grève générale), Aldo écrivait toujours des lettres mais il y avait beau temps qu’on ne discutait plus de savoir si il fallait ou pas l’échanger, et contre qui ou quoi ou qu’est-ce non, on ne transigerait pas – la famille avait beau faire, on ne changerait pas d’idée, les pleurs de cet onorevole ou de cet autre n’y changeraient rien, la religion des Andreotti ou des Berlinguer et autres était faite – on pensait encore dans les rangs des brigades rouges que quelque chose était à négocier, mais non – rien – une fausse lettre de propagande avait annoncé la mort du président de la démocratie chrétienne, on retrouverait son corps dans le lac de la Duchesse, à une centaine de kilomètres de Rome, on alla sonder le lac – on ne trouva rien –