Pour mémoire (journal de l’Air Nu 1 et 2)
faut-il donc se faire remarquer, faire en sorte de réaliser que son (minuscule) (petit) cas soit en quelque sorte un idéal-type, je ne pense pas mais je ne sais pas – je bois du café; le soir du ricard avec du sirop d’orgeat, le tout est étendu d’eau – le réseau comme ces drôles de tissus qui entourent les muscles et les font tenir d’aplomb – aujourd’hui je commence la transition: ces billets ont paru en leur temps sur le site du collectif l’Air Nu – je les replace ici pourquoi pas après tout ? je pense les illustrer plus une fois de retour à Babylone (machin (dans un discours assez sincère) (tellement enfumé) a expliqué qu’il n’en savait rien, mais qu’en vrai on allait revenir à une espèce d’anormale normalité le 11 mai prochain (record d’audience – félicitons-nous derechef) – allons, mettons alors en chantier : ce sera sans doute un événement à 56 épisodes) (on verra bien) (on gardera l’espoir et la joie de revoir les nôtres – on ne discutera plus des heures durant au téléphone – on ne restera plus prostré dans des dispositions alanguies – on continuera à lire à écrire à rire et à marcher) – ici les deux premiers, pour mémoire donc.
1. mardi 17 mars 2020
Quatre heures du matin – le monde est endormi – au loin coule le fleuve – c’est terminé tout est calme, tout est assaini – le roi a parlé, ses gens se sont affairés – il y a un ciel dégagé, il sera bleu – c’est fini, plus rien ne bouge – puis les rêves s’en sont allés – plus rien, on n’en a plus parlé, il y avait aux âmes quelque chose comme une couleur, une lumière, un sort – le monde est tel qu’il est chantait le poète – nous n’avions que toi sur la Terre – nous savions nos saisons, nous savions nos géographies – et puis tout à coup, sans qu’on s’en aperçoive vraiment, tout nous fut retiré – nous étions épris de liberté et de fraternité – jamais il n’avait été question de la moindre égalité – ces mots devenus creux, sans objet – nous avions nos espérances et nos joies et nous avions nos fêtes et nos croyances, et nos guerres, et nos victoires – tout s’est arrêté, tout s’est fondu en plomb – il ne s’est pourtant rien passé, en dehors de nous, nous ne voyions rien, tout était parfaitement normal, tout allait bien : et puis plus rien – bizarrement peut-être c’est ce bien-là qui nous a aveuglé – devant nous s’étalait sous la nuit le désert – ce n’était pas la peur, ce n’était pas la crainte, nous n’avions pas d’ennemi mais nous avions des armes : nous avions nos usines, nos savoir-faire, nous avions nos brevets nous avions nos avions – notre droit, notre économie, notre connaissance et notre science qui surpassaient celles de tous les autres – nous étions seuls sur la Terre tu nous as oubliés – il fait froid, il est quatre heures, dehors il n’y a personne
performance – concurrence – loi du marché main invisible – efficience – évaluation comparaison challenge courses bourses défi – nous avions nos doutes, nous avions nos a priori, nous n’étions pas si sûrs de nous, « nous n’avions que toi sur la terre, nous t’avons oublié, toi, ne nous oublie pas » Serge Reggiani jouait dans « Casque d’Or » Simone Signoret avait quitté son Ivo qui était sur la Côte d’Azur – la Garde Freinet, cette maison que voulait acheter ma mère – nous n’avions que toi sur la Terre, mais le monde est beau – on achetait des pêches par cageot, on rentrait à la maison sur la colline de la Croix-Valmer
2. mercredi 18 mars 2020
seulement voilà, ce matin on a vu venir de loin des centaines et des milliers d’êtres différents – peut-être étaient-ils sans langage et sans arme, peut-être sans objet, sans vêtement, sans coiffure sans atour sans bijou – sans ors et sans diamants – pierres précieuses rubis on attendait que les dieux se manifestent, on attendait de leur part un signe, un nuage, un rien mais quelque chose d’eux et au loin apparut comme une nuée – nous étions vingt et cent, nous étions des milliers – le soleil illumine la plaine, et eux se rapprochent – du haut de nos remparts, nous serrons nos armes, nous ne nous regardons plus, nous fixons au loin, sur l’horizon, au loin quelque chose qui bouge et qui vient – au loin est-ce le chaos ? Sur ce côté du monde cliquettent les claviers, sont fourbis les algorithmes qui feulent des uns et des zéros inlassablement et encore et encore et encore – sur ce côté du monde, souviens-toi l’année dernière, deux avions sont tombés, plus de trois cents morts, sur ce côté du monde
mais à présent comme nous nous retournons sur notre passé, eux se tiennent droits, ici, maintenant, présents et forts – je ne sais plus si ce fut l’un des nôtres ou si ce fut l’un d’eux qui commença par sourire – je ne sais pas si on nous avait avertis ou si nous étions seulement abrutis, hébétés choqués tout à coup réveillés brutalisés battus : je ne me suis pas vraiment réveillé– peut-être était-il simplement temps que ça s’arrête – que cessent les humiliations, les mises au banc, les évictions et les luttes – on a encore le droit de rêver, ce n’est pas interdit – le soleil se lève toujours à l’est, rien n’est changé – peut-être était-il simplement temps que ça s’arrête – les auspices du ciel : je m’assois, je regarde une ligne imaginaire franchie par un certain nombre d’oiseaux lequel m’indiquera l’avenir – déterminer les oiseaux : dans la légende de Rome (Rome…) il s’agissait de vautours – le temps de regarder quelques photos – la ville éternelle – neuf heures et demie, deux jours plus tard, au loin plus rien ne bouge – nous n’avions que toi sur la Terre, nous étions seuls au monde –
il n’y aura que ceux qu’on protège parce que sont vieux et ne sauraient le faire seuls qui resteront seuls et n’auront droit qu’au dialogue indirect (en réponse à l’entrée dans les (très beaux) billets pour l’Air Nu
brigitte celerier : merci de passer – bonne promenade (et bonnes asperges)