Atelier 18. 22
21 consigne : ce qu’on a fait au présent, et sur le réel qui vous environne immédiatement, on applique le même principe de construction et détail discontinu pioché dans la mémoire : votre première (c)u(i)sine… ou votre première table à écrire ?
L’usine (1969)
Pas comme si c’était hier – quarante neuf ans, plus treize jours d’ici vu qu’on embauchait le premier, pour finir le 31 du mois suivant – quatre ans de suite tout ça pour acheter une Moto Guzzi California
et même pas – Harvest dans les oreilles en partant
à l’aventure en deux chevaux – plus tard, bien plus tard, père mort et illusions enfuies – rêves posés de côté, le soir du premier jour, sur le teppaz « el condor pasa »
et jurer sur la bible (ahahah) de ne jamais, au grand jamais, finir prolo – esclave – travailler à ne pas rester encroûté dans la facilité de l’interim – la haine du patron, la poursuite des études, la haine des chefs comme de l’autorité – année érotique chantait tête de chou – la discipline et les blouses grises, les écoles mixtes, les filles, l’amour, la joie de vivre – la paye en billets tous les samedis vers onze, onze et demi – quarante quatre heures par semaine à deux quatre vingt neuf de l’heure – pas comme si c’était hier mais presque, entre les malaxeurs, tout au bout de l’usine, dans le bruit infernal, dans la poussière de carbone, dans les cris les sirènes ou le bataclan de la production de la pâte nécessaire à l’élaboration de ces pneus de caoutchouc, un carré de deux mètres sur deux, coincé et marqué par des barrières d’acier solide et gris, quelques traits jaunes pour en souligner l’existence, deux bancs de deux mètres de long qui se font face, au milieu, un cendrier, rudimentaire les types assis fument, dans le bruit et la fureur de l’exploitation et la transformation du latex de l’hévéa – aujourd’hui en Asie, alors en Afrique – ça arrivait par camion dans la cour au-delà de l’usine – ça se malaxait, les types perdaient une main, un bras, des types seulement, en bleu de travail comme d’autres ont des costumes, devant l’usine l’administration logée dans un bâtiment de briques rouges
au dessus de la casemate qui abrite un flic de la boîte casquette et uniforme dans les tons noir, la chaussure ailée qui signifie la marque étazunienne
(cliché 2010) (puis cliché septembre 17)
mordre la main qui vous nourrit, trois huit mais pour la jeunesse deux huit seulement – j’ai pas tenu, mais je ne suis pas mort – la pointeuse qui tranche les heures en centièmes – chef d’équipe vieux de la vieille « va nettoyer là après tu feras l’extension », le balai d’un mètre de large, le travail qui n’a rien de sorcier, qui n’a rien de facile – presque comme si c’était hier, les ciseaux pour couper les bandes roulantes, les grillages, les fours, les cris, les fumées, les fenwicks qui gerbent des palettes à dix mètres, le bruit, la fureur de la chaleur et l’été, tout l’été, quatre de suite je me souviens le travail, le sol et les néons, nettoyer, démonter prendre garde à soi – personne n’est là pour te protéger, le monstre gronde et crache, exploite chauffe fond, à la sortie, des milliers de pneus, toutes les tailles, flancs blancs ou pas, rechapés tubeless tracteurs camions des tonnes et des tonnes qui s’useront sur les routes des vacances – alors ici depuis en Chine – exploiter, dominer, soumettre : la paye en fin de semaine, en liquide des billets aussitôt posés sur le compte de la banque nationale pour le commerce et l’industrie – l’argent va à l’argent, avancer et comprendre, plus jamais ça ? plus jamais ça, jamais mais debout sur cette petite passerelle à compter les entrants, un parc à la demi-saison, s’il y a de la pluie on s’abrite – pébrok pliable dans le sac, quoi d’autre jamais un sandwich ou des biscuits , de l’eau oui, et puis toute la journée – mais à la pause, là, dans ce qu’ils appelaient le fumoir, à la pause le trente et un juillet, les types qui fument et qui rient, bientôt le camping à Fort-Mahon, sous les pins, la chaleur du jour, bientôt qui tirent sur le clopo maïs – je n’ai pas tenu, sans parler de respirer, sans dire la dévastation des rêves ou des espoirs : le travail, c’est donc ça ? le bruit, la puanteur de la combustion et de la mise en forme, payés à la pièce, intéressés aux bénéfices, poussés à la vitesse pressés pressurés par les objectifs, dépassés par les ordres et les obligations – pas comme si c’était hier, mais presque – depuis quelques années, une vingtaine, on arrête ça ici c’est trop cher disent-ils, on a entendu les Conti, on a écouté les Goodyear, indemnités ridicules ou forfaitaires, chômage préretraite, corps mutilés trente ans de maison, vies massacrées et voitures qui roulent – les courses de formule un, les blousons bleu profond et l’insigne en jaune d’or, des types surtout, des champions, voilà, des champions