Deux sur le boulevard (Rive gauche / Rive droite)
C’est en descendant la rue de Rennes qu’on les croise, coin du boulevard où les garde-temps comme ils les appellent (ce ne sont juste que des montres, des tocantes) valent peut-être trente mille et les fringues rien à moins de quatre cents.
(ce coin là, horloge-joaillerie bien de chez nous à droite cadre c’était un disquaire -un vendeur de disques précisons noirs pour les plus jeunes), à présent fringues/bijoux/fringues/restaurants hors de prix banques et pâtisseries du même acabits, infréquentables, écoeurants, une seule envie : fuir -bah on passe- devant chez Nicaise (une librairie galerie d’art) passent les touristes
probablement sortaient-ils de l’hôtel (celui-là même où, début soixante descendit votre père alors âgé de trente six ans, portant avec lui une guerre mondiale et une maladie incurable, quatre enfants et une femme, des lunettes de myope et des oreilles légèrement décollées, une licence de droit, à la recherche d’un travail en métropole)
(comme on voit peut-être, bord cadre en bas, à gauche, l’officine possède 4 étoiles -ce qui ne devait pas être dans les moyens de votre père, mais n’importe), ces deux-là sortaient de là, vous ne les suiviez pas non plus que vous les attendiez-, vous traversiez le boulevard -devant vous le Rhumerie, ce bar illustre je ne sais plus pour quelle raison idiote, mais enfin, là
ils seraient deux, l’un brun cheveux gominés coiffés en arrière aujourd’hui comme hier, dans les trente ans au costume noir chemise blanche col peut-être mao téléphone portable à la main, l’autre plus âgé -dans les soixante- le cheveu blanc et ras lunettes de soleil parka fourrure au bord de la capuche jean peut-être sûrement basketts mains aux poches et visage bougon (on ne le voit pas d’ici)
vous les auriez repérés sans trop savoir pourquoi (sont-ce espions, couple illégitime -hum- amis d’enfance larbin/milliardaire ?
le vieux s’est caché derrière l’arbre, on passe devant des magasins de chaussures, ils regardent, passent aussi
(on remarquera que les chaussures pointues -et noires- du jeune sont sans doute des marques de quelque chose comme une volonté de mode) on tournera le coin de la rue Bonaparte (elle va au sénat et au Luxembourg -le jardin pas le paycule) les habits, les costumes les vestes et les chemises, l’achevée gentrification du boulevard -pour vous, il s’agit cependant de lieux où vécurent François Perrier et Guillaume Apppolinaire, mais ça n’a aucune importance-
ici le vieux type semble esseulé, oligarque ? homme d’affaire ? milliardaire en goguette ? c’est que son ombre, son homologue, son valet de pied son chauffeur ou son fils qui peut savoir s’est attardé
je vous rapproche -c’est aussi que ce type au premeir plan encapuché a quelque chose de la vérité de Paris, tout comme cette ménagère probablement enchapeautée de rouge (non il s’agit d’un beige moins ouvertement remarquable et plus traditionnel) : le garçon brun admire les mannequins, les habits, les vêtements de marque de prix de luxe, il est derrière le taxi gris blanc
ici derrière la voiture marron glacé, on ne le voit pas, ils s’en iront, la chapeautée de brun rouge, la personne au téléphone (tout le monde au téléphone dans les rues, c’est à ne pas croire, mais si, tout le monde : le bruit des bavards…) et eux s’en iront
ils otn disparu, mais au premier plan, regard caméra en bas du cadre, le vieil homme à la casquette vous contemplera peut-être à peine
puis disparaîtra comme les autres dans le flou, tandis que vous continuerez, descendant la rue de l’Ancienne Comédie, croisant à l’occasion les lieux d’un Tabou désormais désaffectés de quelque existentialiste que ce soit, puis au Pont Neuf passerez la Seine, croiserez l’île sur laquelle la statue du roi chevauche toujours, tournée vers l’est, Vert-Galant, voilà bien quelque chose valant une messe pense-t-on, tandis que les grues s’agitent pour construire un hôtel
dans les locaux honteusement désaffectés d’un ex-grand magasin dont le propriétaire après avoir foutu à la porte la plupart -toutes et tous sans doute- des employés qui travaillaient là, a conservé cependant le nom en grosses lettres du même ordre que celles qui, sur la colline dominant Burbank, indique Hollywood, un palace probablement, sans aucun doute jouissant de la bénédiction de cette magnifique municipalité, l’immeuble d’algécos superposés, travaux de pharaon, et alors ? je vous approche
les lampadaires des « Amants du Pont Neuf » (Leos Carax, 1991) l’un des gâchis de production cinématographique le plus éhonté (quelle importance ?), l’emballage par Christo des années quatre vingt (cette toile beige dont on vendait de petits morceaux, vous vous souvenez) (crédit de l’image : je ne sais…)
vous passerez outre, la place Dauphine où vécurent d’autres amants, outre le palais de Justice et la Conciergerie, la cour de cassation et là-bas, au centre géographique, topographique, géométrique du cercle mal dessiné que constituent les frontières de votre ville, lumière dit-on (mais lumière de quoi, de nos jours dites moi ?), au haut de la colonne, votre ange vous bénira et vous aidera à trouver encore cette promenade (déjà entreprise maintes et maintes fois) belle et doublée de tant et tant de joliesses présageant le printemps
Je préfère cent fois tes propres photos à celles empruntées au « robot » (pour reprendre ton expression) qui affuble chaque passant d’un masque de zombie : pourquoi alors ne pas flouter aussi les voitures et les immeubles et les monuments et les lampadaires et les tramways et les motos et les chiens et les « passages piétons » et l’obélisque (oblique) de la Concorde et la Concorde elle-même devrait être masquée puisqu’au moins on serait sûr de la reconnaître !