A la nuit
C’est un moment doux, ces temps-ci, pourtant, il fait froid, mais c’est l’heure entre 9 et dix, où le monde de la ville devient moins cruel, tranchant, moins oublieux des vieux, des handicapés, des pauvres et des perdus qui se traînent, dans la journée, dans les coins, qui échappent au flux des travailleurs pressés qui courent à leur travail, qui courent ailleurs qui longent et doublent et clopes au bec dépassent, courent, écoutent leur téléphone portable (c’est déjà presque passé de mode, « téléphone portable » trop long, inutile, ringard), le monde bouge mais vers ces heures-là, entre 9 et dix, les vieux peuvent sortir en mai il fait doux (pas ces temps-ci mais tout de même, ils sortent), il y a dans l’air des lumières qui s’illuminent doucement même si elles agressent, ces rouges intimant l’arrêt, obligeant le regard, petites larmes, marcher dans la rue et quelques vingt photos plus tard, revenu au même endroit, gravir la colline, laisser à main gauche la pharmacie
quelque chose avec les voitures je sais bien ce que c’est, la rue du faubourg et son tabac
non, il n’y a pas de point, c’est que la lumière diffuse, dans ces moments-là, ne suffit plus garder et impressionner quelque chose (je ne sais pas quoi : quand nous avions un film, encore pouvait-on croire à la matérialité des choses, mais aujourd’hui ? dans un téléphone portable ?)
bar à la mode, bruissements des conversations rires et cris, joie de se revoir, regards et mots doux, jambes croisées coktails des heures heureuses, ce soir il fait doux
très vite les magasins alimentaires ont fermé, les restaurants ont allumé les enseignes
je ne suis jamais sûr de ce qu’il y aura mais les courbes des chromes des autos, oui, ils transparaissent, illuminent un peu, les humains eux, cherchent
ici c’est le tabac du bas de la rue, les chinois qui jouent rient fument, les gens qui cherchent à s’installer quelque part
s’ils ne sont qu’ombres, ça ne fait rien, les lumières et les couleurs, les rouges et les jaunes, le bleu du ciel qui reste malgré les attaques de la nuit qui bientôt aura, comme toujours vers ces heures-là, gagné
la joie les rires, ici le traiteur bonheur santé je ne sais quoi encore
non, on ne voit rien, ces trois petits traits en « s » sont les diodes des garages des vélos de location, la voiture, je sais bien d’où viennent ces joies d’entendre comme de reconnaître un bruit
on arrive au coin Rebéval-Pradier, son bar pour habitué, rires bises verres de vin, l’hôtel où vécut Maurice Arnoult le bottier de la rue de Belleville dans sa jeunesse
prendre garde tout de même à ne pas abuser
recadrer en marchant
les voitures et leurs phares ouvrir la route voir où on s’engage rue qui monte et celle qui tourne
facades jaunes puis blanches selon le point de vue
je suis arrivé à Bolivar, là un homme s’appuyant au potelet attendait le signal du feu pour traverser
la lumière du soir et tendre le vert des arbres, plus tard les gardiens du jardin siffleront, fermeront les portes, plus tard, chacun sera chez soi, plus tard
c’est une promenade dans les rouges, dans les turquoises et les jaunes, le soir en ville, redescendre tranquillement, reconnaître ici un restaurant
le soir va vers le mauve, une auto qui doucement glisse en croisant le carrefour
comme une cascade de lumières, des flaques de blanc de l’écume et le mauve du ciel qui, tout à l’heure, à la nuit, tendra au bleu profond
Paris Belleville à la mi-mai, à la nuit
la douceur du crépuscule, quand il n’y a plus rien à poser dans le jour, qu’il n’y a plus que la nuit qui accueille et n’exige rien
On a la vue un peu brouillée (à cause du Brouilly ?) mais on débouche sur le point final…