Vases Communicants #53
C’est avec plaisir que pendant le week-end reçoit , pour ce vase communicant coloré, Christophe Grossi et son jaune bleu tandis que sur son site déboîtements, dans sa chambre d’ami, il reçoit pour blanc bleu Piero Cohen-Hadria. Qu’il en soit remercié ici.
jaune bleu
Du cœur de l’enfance remonte un paysage, celui du bourg où j’ai vécu dix années : tôles, barres d’acier rangées sur des camions, bouts de ferraille entassés sous un appentis, bennes à copeaux, hangars déserts, fraiseuses éteintes car la mémoire a décidé qu’il faisait nuit. C’est déjà novembre ou décembre, il y a trente-trois ans, peut-être même janvier, un soir de semaine, plutôt un dimanche. (Dans mon souvenir ça n’a pas duré plus d’un mois ou deux, le temps que mon père détruise les murs d’une pièce attenante à la cuisine, le temps d’en remonter d’autres, de les enduire, de les peindre, de les carreler, de les équiper, de faire les joints, d’y installer portes et fenêtres, le temps de transformer cet ancien couloir en salle de bain d’un côté, en toilettes de l’autre.) Nous sommes quatre à traverser la place et la route nationale, à remonter la rue de l’étang. Les serviettes et gants de toilette sont cachés dans des sacs en plastique, avec le linge propre, le savon, le shampooing, le sèche-cheveux, les brosses à dents et le dentifrice. Nous chevauchons maintenant les anciennes voies de chemin de fer, ouvrons une grille puis deux (ou peut-être qu’il n’y a pas encore de grilles à l’époque). Devant nous l’usine souffle dans toute sa longueur, grise le jour (couleur aluminium), effrayante la nuit, dangereusement silencieuse. Les ateliers sont fermés : il n’y a pas encore d’équipes de nuit. Dans une main, mon père tient une lampe de poche et une clé dans l’autre. Ma mère porte les sacs pendant que mon père ouvre une petite porte (peut-être qu’elle est vitrée) – pour lui c’est la porte du matin et du soir et pour nous, celle de la nuit ; nous entrons un par un et mon père la referme derrière lui, à clé.
Je ne sais plus si nous allumons la lumière, si les vestiaires des hommes se trouvent à gauche ou à droite après la pointeuse (pourquoi préciser « vestiaires des hommes » puisqu’il n’y avait pas de femmes dans les ateliers ? – dans les bureaux oui, secrétaire et comptable je crois, et une femme de ménage, mais en mécanique, soudure et polissage, non). Vestiaires classiques : néons au plafond, carrelage au sol et casiers en tôle peints avec une ou deux couleurs primaires (je les vois jaunes ou bleus voire même jaunes et bleus, peut-être parce que le jaune et le bleu étaient les deux couleurs portées par les footballeurs de Sochaux-Montbéliard, les héros locaux). Derrière les vestiaires qui ont la couleur de mes neuf ans, se trouvent les douches dans lesquelles nous entrons ma sœur et moi suivis de nos parents. Dans ma mémoire il n’y a pas de chauffage. Sans doute que ça m’arrange d’imaginer mes parents frotter énergiquement chaque enfant avec une grande serviette de bain.
L’odeur de l’usine ne me gêne pas, elle est une présence rassurante, celle que mon père ramène à la maison, celle que je porterai un peu moi aussi, huit ans plus tard. Je ne peux pas l’oublier mais ce jour-là je n’y pense pas. Odeur familière, familiale, que j’associerai à jamais à la couleur bleue (sans le jaune cette fois), au bleu de travail – le bleu, ce mélange d’huile, de graisses, de métal froid et de rouille ; le bleu : couleur humide et crasse d’où dépassent quelques copeaux (également accrochés dans les cheveux quand ils ne brûlent pas la paupière). Étrangement, de ces soirs-là, la mémoire remontera plutôt une odeur d’eau de Javel puis gardera un temps celle du shampooing avant d’être avalée par les fumées du bourg dans la nuit.
Des bonnets que je vois remuer dans l’obscurité, je me souviens de ma honte, de ma fierté, de ma peur. Honte de n’avoir pas de salle de bain. Peur d’être surpris, d’être pris pour des voleurs, reconnus. Que quelqu’un vienne nous dénoncer, que mon père se fasse licencier, qu’il perde son travail, que nous n’ayons plus d’argent, que nous ne puissions jamais plus connaître l’eau chaude. Fierté que ma peau douce ait été lavée dans l’usine, par l’usine, en douce, machines au repos.
Texte de Christophe Grossi – décembre 2014
Les autres vases communicants sont recensés ici par Angèle Casanova : mercii à elle. Et une pensée pour Brigitte Célérier.
C’est bien aussi, sans photo. L’imagination déclenche l’obturateur.
Et la mémoire, forcément bleue
c’est l’itinéraire pour y aller qui me touche particulièrement dans ce texte: la route nationale, la rue de l’étang,la voie ferrée et l’aspect clandestin, non en fait le texte entier me touche, merci!
merci à tou-te-s d’avoir fait ce petit voyage, dans le noir et la couleur !