Sur le bureau #23
Comment dire la poésie
(Léonard Cohen)
Comment dire la poésie
Prenons le mot papillon
Pour faire entendre ce mot, pas besoin de prendre ta voix qui pèserait moins d’une livre
Ou de lui attacher des petites ailes poussiéreuses,
Pas besoin d’inventer une journée ensoleillée ou un champ de jonquilles
Pas besoin d’être amoureux ni même d’aimer les papillons
Le mot papillon n’est pas un vrai papillon, il y a le mot et il y a le vrai papillon
Si tu confonds ces deux éléments, alors les gens ont le droit de rire de toi
N’en fais pas trop avec le mot, ce n’est qu’une information,
Ce n’est pas l’occasion pour toi de planer, de t’élever dans les airs, de venir en aide aux fleurs ou symboliser la beauté ou la fragilité ou surtout pas de personnifier un papillon
Il ne faut pas jouer les mots jusqu’au bout, jamais
Ne me fixe pas avec tes yeux brûlants quand tu parles d’amour
Si l’ambition ou la soif d’applaudissements t’ont poussé à parler d’amour, tu devrais apprendre à le faire sans te déshonorer ni déshonorer ton matériau
Tu joues devant des gens qui ont vécu des catastrophes, ça devrait te calmer
Dis les mots, transmets l’information et retire-toi
Retire-toi
Et le public saura ce que tu sais, parce qu’il le sait déjà
Tu n’as rien à lui apprendre, tu n’es pas plus beau que lui, pas plus malin
Ne crie pas, n’essaye pas d’entrer de force, à sec, c’est vraiment une mauvaise façon de faire l’amour
De quoi avons-nous besoin ? De rester au plus près de l’homme naturel, de la femme naturelle
Tu es au milieu des gens alors sois modeste,
Dis les mots, transmets l’information et retire-toi
Sois seul dans ta chambre ne te mets pas en avant c’est un paysage intérieur qui doit exister,
Ca se passe à l’intérieur, c’est privé, respecte le caractère privé de ton matériau
Ces textes ont été écrits dans le silence
Le courage de ce jeu est de les dire, seulement
La discipline du jeu est de ne pas les violer, le poème n’est pas un slogan, il ne peut pas faire ta pub, il ne peut pas faire la promotion de ta sensibilité,
Tu n’es pas un étalon, tu n’es pas une femme fatale, tu es un étudiant, en discipline
Ne joue pas les mots jusqu’au bout,
Les mots meurent quand tu les joues jusqu’au bout,
Ils se flétrissent et il ne reste plus que ton ambition
Dis les mots avec la même précision que tu mettrais à vérifier une liste de blanchisserie,
Ne t’attendris pas sur le corsage en dentelle
Pense aux mots comme à une science, pas comme à un art
Ne cherche pas à provoquer dans le public des hoquets ou des soupirs
Si tu en mérites, ils ne viendront pas de ta propre évaluation mais de la tranquille organisation de ta présence
Evite les fioritures, n’aie pas peur d’être faible, n’aie pas honte d’être fatigué
Maintenant, viens dans mes bras, tu es l’image de la beauté…
Texte dit par Anouk Grinberg dans le cadre d’une émission de radio (« pas la peine de crier »)
superbe (et juste un « c’est pas la peine de crier » que n’ai pas entendu – comme trop souvent le cas en ce moment)
Anouk Grinberg… évidemment !!! une grande, voix, présence… bouleversante et « c’est pas la peine de crier » tant de grâce et de charme… j’ai bien aimé le petit film de voeux (blog), tout simple, comme improvisé, le large, de gros plans puis l’unisson de voix qui finissent par s’accorder, amour et tendresse qui circulent et soudain c’est plus que grâce et charme et c’est souvent
J’aurais bien été la voir dans « Molly Bloom »…