Gare du nord, Paris
La gare du Nord à Paris fait partie de ces lieux aux multiples identités, aux multiples entrées, aux multiples sens, qu’on trouve dans la plupart des grandes villes (j’en connais quelques unes, quelques autres gares comme celles de Londres ou de Bruxelles, de Milan, d’autres encore, qui partagent toutes le statut un peu spécial de carrefour de l’activité humaine).
Des trains y entrent et en sortent (on pense à Grand Central à New York, où Cary Grant dans son uniforme emprunté escorte, la valise sur l’épaule, Eva Marie Saint), des milliers de personnes y transitent, un nombre infernal de personnes, des trains d’enfer, des bruits de la fureur, des larmes et des cris, des sifflets et des annonces inaudibles, des attentes et des séparations, des retrouvailles et des pleurs, des fleurs et des valises, des gens, des enfants, des animaux, des paquets, des vélos, des chaussures, des manteaux, des embrassades et des baisers envoyés s’envolant, des mouchoirs qu’on n’agite plus guère (nous n’avons plus de mouchoirs, sinon de papier), et des gens qui s’en retournent seuls ou esseulés, ou tristes ou qui se serrent les uns contre autres, on a tant à raconter, on a tant à pardonner, à transmettre donner offrir et recevoir.
La gare du Nord, à Paris, cependant, a aussi le privilège un peu douteux de scinder celles et ceux qui l’empruntent en trois catégories à chaque instant hétérogènes : il y a la crème, ceux qui s’en vont par le haut, pour l’international, on les fouille, on les inspecte, on peut leur palper les poches, les comparer longuement à la photo de leur passeport, les faire patienter, attendre, poireauter, mais on peut aussi, selon les cas, leur offrir des salons feutrés, des coupes de champagnes – l’attente est longue parfois- leur éviter les embrouilles selon qu’ils seront riches ou misérables – on connaît cette chanson – leur sourire dans des uniformes classiques et gris, maquillages chaussures à talons cravates et parfums de prix. L’international et le salon vip (très importants, ces gens, très) se faufilent et passent en première classe, lunettes de soleil, valises et vêtements soyeux, on ne les voit pas, ils sont déjà passés, ils ont embarqué, ils attendent un peu dans leurs fauteuils profonds, que le reste de la cargaison embarque et qu’on en finisse.
Au rez-de-chaussée se tiennent les moyens : ils s’en vont, peuvent emprunter une rame de très grande vitesse, aller loin, peut-être à l’un des bouts du pays, changer ou arriver à destination rapidement, leurs affaires les poussent, leur travail les attire, les nourrit et leur permet le voyage, ils peuvent courir pour attraper le train qui, aujourd’hui, s’en va deux minutes avant l’horaire annoncé, la vitesse est à ce prix, paraît-il.
Enfin, les plus nombreux, les soutiers, les prolos, les forcenés du rail
deux ou trois heures par jour, ceux-là vivent à peine au jour, relégués au sous sol ou plus profondément encore, ils irriguent les caves, les tunnels et les couloirs, ils ne voient guère la lumière naturelle, ils sortent d’un train pour courir vers un autre, correspondre, prendre une autre direction, une autre voie, ils se dépêchent et n’ont pas le temps, ils courent, ce soir ils feront ce même trajet en sens inverse, ils courront aussi, on ne les verra pas, ils seront engloutis, dans les tréfonds d’une gare qu’on a nommé pourtant d’un joli Magenta, et plus le monde s’enfonce dans la terre, plus les odeurs se font lourdes, pesantes, amères et âcres, plus le temps se comprime, se presse, plus encore les yeux se plissent, plus encore la fatigue tire les traits, plus les visages se creusent et les teints se grisent, la sueur peut perler, les nerfs se tendre, on sent quand on appartient à cette dernière catégorie qu’il suffirait d’un virage, d’un rien, d’un léger manque pour que, tout à coup, éclate le drame.
Alors, oui, parfois, il arrive que de l’un d’une catégorie, la plus basse, on retrouve les restes, entre les voitures d’un Euroquelque chose, celui qui va à Londres est dans les jaunes, celui qui va vers la Hollande dans les rouges, il se peut que parfois, mais le plus souvent, les choses sont rangées, les humains aussi, la douane et la police officient comme il faut qu’elles le fassent, les horaires sont respectés et chacun arrive à bon port, à bonne gare, retrouve là qui un amour, qui un parent qui l’attendra, dans ces voyages au long cours qui n’existent pas en sous sol. La gare du Nord, à Paris, fait se côtoyer, sans que jamais elles ne se mêlent, ces trois catégories de voyageurs, ces trois groupes d’humains, des deux genres, qui courent et s’évitent, qui stationnent et se toisent, qui s’épient et se volent, parfois…
C’est la gare du Nord, qu’on aperçoit du pont du boulevard de la Chapelle, ses lumières et ses quais qui sinuent, ses voies et ses appels,
cette gare qu’on photographie souvent, du métro, en revenant de Clichy. C’est cette gare-là, cette gare, ce lieu où passent autobus, métros, taxis, autos et voitures de place, piétons qui s’usent et qui crient, s’invectivent ou se taisent, cette gare, avec ceux qui y travaillent, ces contrôleurs inflexibles
ces guichetiers patients, ces gens accompagnés de chiens qui reniflent sous leur masques, muselières et laisses, qui crient aussi, aboient, on ferme les portes quand le dernier train est arrivé parti, on ferme on vire on éjecte, on s’en va dormir et demain matin, aux aurores, on les ouvrira à nouveau, tous les jours, tous les matins, tous, sans aucune exception, tous les jours et tous les jours.
Claire Simon a prélevé dans ce décor quelques histoires, il n’est pas nécessairement important qu’elles soient spécialement vraies, véridiques ou crédibles, elles forment son film, et c’est tant mieux. La gare du Nord, l’un des personnages de son histoire, n’est évidemment pas celle que chacun nous connaissons ou que nous côtoyons (il nous arrive d’aller à Noisy le Sec -où vit Mathilde (Nicole Garcia, souveraine) , à Amiens, Hazebrouck, Londres ou Bruxelles, oui) : cette gare-là, celle de Claire Simon, a quelque chose de simplement personnel, c’est la personne de la réalisatrice, probablement, simplement, c’est cette gare-là qu’elle nous donne, elle n’a pas les attributs que nous, nous lui connaissons (odeurs pestilentielles, bruits, fureurs haines, dégoûts, humeurs et détestation, pickpockets et voleurs à la tire, mendiants et pauvres hères qui filent là quelques heures ou quelques jours d’une vie impossible à vivre, d’une voie impossible à suivre, ceux-là qui marchent sans but et que le monde renie et rejette dans le fond de ses oublis, loin, si loin…).
On peut ne pas les voir, on peut ne pas en tenir compte : ceux qui travaillent, oui ce sont ceux-là qu’on interroge (l’enquêteur sociologue, interprété par Reda Kateb, sensible, qui pose des questions sur la sensation de sécurité…), pas les autres, parce que les autres, ce monde-là, celui du marketing, celui qui veut vendre pour qu’on achète, celui qui veut qu’on consomme parce que c’est ainsi qu’il fonctionne et tire, de nous, sa substance et sa raison d’être et de nous opprimer, ce monde-là se fout de ceux qui, comme il aime à le dire, ne possèdent pas de « pouvoir d’achat ». Alors, oui, on regarde les gens qui vivent d’expédients, on les étudie, on tente de mesurer leurs motivations, leurs « attentes » et leurs « pratiques » mais d’eux, ceux qui vivent au loin, sous les trains qui tout à l’heure fileront à trois cents à l’heure, de ceux-là, qu’en a-t-on à faire ? Rien. Le monde file, les humains vont mourir, cancers ou crimes passionnels, accidents, malchances, le train continuera à filer, le long des voies de chemin de fer, un chemin de fer oui, implacable, inflexible, le long de ces voies-là, quelques vies éparses, quelques larmes, quelques cris, la nuit, le jour, et le train filera loin, on y montera sans billet et dans la campagne que reflètent les vitres, le jour se lèvera et on tentera encore d’entendre les voix de ceux qui ont disparu…
« Gare du Nord », un film de Claire Simon, qui signe aussi le scénario ainsi que le cadre.
J’ai prévu de prendre un billet pour cette direction-là (heureusement tu ne résumes pas, comme les critiques « professionnels » le scénario), et j’y retrouverai sans doute quelques-unes des impressions – littéraires et photographiques – que tu as si bien captées ici…
Bon voyage (on en reparle sur l’avenue…)
On devine, en vous lisant, quelle attention généreuse il faut porter au monde pour affiner ainsi son regard …
Trop d’honneur… et merci de votre passage