Pendant le weekend

Pour Mémoire (Aldo)

 

 

 

Je pose ici pour disposer d’une url (on peut,certes, faire autrement – mais il fera ainsi partie des prodromes prolégomènes recherches et autres joyeusetés de ce travail) le texte dû à Maria Antonietta Macchiocchi paru le 30 avril 1978, Aldo vivrait encore une dizaine de jours

 

Éloge de l’anti-héros

Par M.-A. MACCIOCCHI

 

CELA semble scandaleusement vrai. Aldo Moro n’a pas envie de mourir. En vertu d’une conception soldatesque de la politique, les faucons lui enjoignent une mort héroïque. Ils rêvent du biblique sacrifice d’Abraham. L’apothéose de l’exécution pour la bonne cause, comme dans les tableaux de Goya mort, la chemise blanche ouverte, celle qu’on lui a vue sur les deux photos prises par ses démoniaques geôliers. Criant sous les charges des fusils  » Vive le compromis historique !  » Une dernière fois. Étrange effet d’entendre exhorte: un homme d’État à l’héroïsme grandiose, tant d’autres hommes d’État habitués aux lâchetés du pouvoir, au viol de la démocratie, au népotisme, aux intrigues, au pillage de l’argent public.

Ces intransigeants soulèvent une question de principe dans un État sans principes, basé sur les compromis de tout ordre, sur les rapacités de toute espèce. Violent retour de l’irrationnel refoulé on demande à Moro de devenir un héros pour absoudre par rédemption toute une classe dirigeante.

Aldo Moro, dans ses lettres de prison, exprime désespérément le refus de devenir non seulement un cadavre, mais une momie célèbre, le relus d’être posthume, l’horreur du mausolée (notion tellement importante dans le marxisme), le refus d’être statufié sur les places italiennes, les bras levés vers le Nouveau Monde comme Christophe Colomb. Il se refuse à conduire une grande victoire électorale sous le drapeau de la démocratie chrétienne.  » Il sera notre Napoléon aux Invalides  » a déclaré au Monde (le Monde du 21 avril) les larmes aux yeux, un chef démocrate-chrétien. Or, à part le fait que M. Moro ne semble pas aimer ce rôle, ce qui laisse rêveur dans cette invitation à la mort de Moro, c’est que ce même parti a voté au Parlement, il y a quelques jours, contre la loi sur l’ avortement, pour proclamer l’imprescriptible droit à la vie du fœtus. Hypocrisie, cynisme de la politique.

Et si la paranoïa de la peine de mort n’était pas seulement du côté des Brigades rouges, mais aussi du côté de l’État, de la D.C., du P.C.I., qui continuent à inviter, à cor et à cri, le plus grand homme d’État italien (comme on l’a appelé jusqu’à l’entrée des communistes dans la  » majorité de gouvernement « ) à se faire exécuter, courtoisement, pour devenir le père de la patrie.  » Nous sommes un peuple de héros, de navigateurs, de saints « , disait Mussolini. Or il arrive que Moro ne veut être ni Héros ni Saint. Il a été navigateur, mais en politique. Et dans cette humble dimension comme le soldat Schveik, il a sa grandeur et peut-être une ironie finale glaciale envers le sinistre monde qui l’a enterré. Pourquoi lui adresser le qualificatif à peine masqué de lâche, dans les éditoriaux et les discours italiens, ou l’accuser de  » confusion mentale « , ou affirmer que  » ses lettres ne pouvaient pas lui être moralement attribuées  » ? Bien qu’il ne soit pas commode de garder sa lucidité un pistolet sur la nuque, il me semble que Moro est saisi dans ses lettres d’une lucidité impitoyable envers la société politique qu’il a tellement contribué à créer.

Situation paradoxale. Tout en étant vivant depuis plus d’un mois,  » Moro est mort « , comme s’est écrié brusquement au Parlement le député du P.C.I. Trombarodi (le Monde du 22 avril). Qu’est-ce qu’il attend donc ? Le théoricien du parti communiste, Lombarde Radice, lui a donné quelques bons conseils puisqu’il s’agit d’un catholique : faire comme les chrétiens dans l’arène face aux lions.  » Les martyrs chrétiens refusaient de sauver leur vie en brûlant de l’encens devant les empereurs divinisés  » (l’Unita du 20 avril). Mais peut-on être un vrai chrétien tout en refusant le martyre ? Il semble que oui.  » Mon sang retomberait sur vous, sur le parti, sur le pays « , dit Aldo Moro.

Qu’écrirait Berlinguer ?

Voilà un homme coincé. Derrière lui l’intransigeance homicide des Brigades rouges, qui s’appellent  » combattants communistes « , gonflées d’ire et de terreur, chantres de barbarie, écumant de haine, affamées de pouvoir totalitaire jusqu’à envisager le droit de rétablir la peine de mort : microcosme d’un anti-État farouche et exterminateur, image concrète de la société fondée sur un crime en commun  » (Freud). Devant lui, la dureté de l’antihumanisme théorique et pratique de Berlinguer. Mais nous ne savons pas ce qu’écrirait un Berlinguer prisonnier des Brigades rouges à la place d’Aldo Moro. Pour le savoir, Berlinguer devrait demander à prendre la place de Moro éventualité peu probable. Nous ne le savons d’aucune autre personnalité de notre époque de violences et de décadence – enfouie sous les cendres et les silences, entre fascisme, colonialisme, nazisme, stalinisme, où les gens ont avoué sous la torture les pires crimes et ont accepté leur condamnation, résignés ou désespérés. Combien parmi eux aujourd’hui célébrés comme héros auraient échangé la gloire à venir contre la vie ?

Je trouve plutôt salutaire la fin des temps d’héroïsme en papier. Les héros sont fatigués Nous avons vu trop de statues en acier inoxydable pour imaginer la libre circulation du sang dans un individu qui veut vivre contre la terreur. Il n’y a pas de raison d’État. Le sens de l’État est une notion opaque, difficile à imaginer avec l’actuelle classe au pouvoir. À une intransigeance publique affichée correspond toujours une autre pratique privée et occultée. La question de principe aurait dû opposer aux terroristes une autre civilisation, une autre société, plus digne que le simulacre (Idola fori) de l’État de droit, avec son cortège de lois exceptionnelles, martyrologe et fondation du régime.

Cet État devra affronter les mêmes problèmes dans l’après-Moro, qui fera apparaître tout ce qui s’est passé comme de la préhistoire. D’ailleurs, le jeu politique d’une classe dirigeante faible et tourbe continue.

Le P.C.I. (qui en vantait les formules les plus hybrides :  » Compromis historique « ,  » changement dans la continuité « ,  » un parti conservateur et révolutionnaire « …) demande le prix de sa fermeté dans la défense des institutions, sous la forme de l’entrée de ses ministres au gouvernement. La démocratie chrétienne affirme avec précaution qu’elle poursuivra la politique de compromis de Moro (le Moro d’antan, celui qui était couvert de louanges pour son autorité de maître à penser en politique), tandis que le Moro d’aujourd’hui dit le contraire ( » La force communiste, écrit-il, qui s’est jetée dans la bataille, qui devra faire ses comptes avec tous ses problèmes, notamment par comparaison avec la position socialiste plus humaine « ).

Si Moro n’a plus envie de compromis, de jeux politiques des sommets, des arabesques abstraites dans le langage sibyllin des hommes de pouvoir, son testament, par sa clarté, est celui d’un homme qui renonce à la gloire posthume pour la modeste vérité du présent. Il dresse un acte d’accusation, qui ne sera pas oublié, à la classe politique dirigeante tout entière :  » Je demande que les dirigeants de l’État et les chefs des partis s’abstiennent de participer à mes funérailles. Je demande que seuls ceux qui m’ont vraiment aimé et qui sont donc estimables m’accompagnent avec leurs prières et leur amour.  » L’antihéros ne sera-t-il pas, demain, le vrai héros ?

M.-A. MACCIOCCHI

 

Share

Les commentaires sont vérouillés.