atelier hiver 20_21. 1
en réalité la consigne, c’est l’endroit où on laisse la valise (le sac de questionnaires lourd comme un âne mort) avant d’aller faire un tour dans cette ville inconnue,aller le nez au vent (toutes les consignes que j’ai connues, toutes ces consignes: je ne saurais même plus -le lion de Belfort, la Petite France de Strasbourg, la Loire à Nantes et tant et tant d’autres…) (à Naples, ils ne gardaient pas les bagages pour cause d’attentats : on a fermé ces officines – à Rome il faut sortir de la gare, la longer sur sa face ouest puis arriver là donner vingt ou trente euros pour la garde – à Milan même rigolade) (j’évoque l’Italie pour Gina Pane) (j’ai compris « le corps comme explication support rituel ») (l’action est cependant, dans l’affaire, unique) – tout ça pour dire que la consigne fonctionne encore bien ici, mais de façon erratique – je mets en place des choses, je finirai peut-être par (ne pas) les oublier – je cours et je veux me souvenir – je vais oublier
j’italique les chansons : Bashung « Venus »; Barbara « Perlimpinpin »; Nougaro « La pluie »
je n’en faisais q’une, de ces trois fiches à venir, celle de Norma, qui m’est apparue, à la fin, seule isolée elle qui ne demandait rien à la mise en place
on peut lire dans la gare empruntée par numéro deux les passages fréquents et répétés de l’enquêteur (ici sicaire) dans l’un quelconque de ces lieux de passage (tueur à gages, certes, mais de qui viennent ces gages ?)
mais aussi
Atelier hiver 2020 prendre 1
Instruments de travail – pratiquement une page chacun
1. la joie et le bonheur
En italien pain se dit pane
deux tranches carrées sans croûte comme aux tramezzini
la tomate
tous les matins vers sept heures quinze
après la toilette
fond combles laver sécher couvrir le corps
le beurre de cacahuètes dans sa boite en fer blanc aluminium quelque chose
le sourire du jeune garçon sur l’image des frites de la publicité de la végétaline
même chose cacahuètes
quelque chose à manger
nourrir le vieux corps quelque chose de bon
jamais aimé ce truc à l’anglaise américaine étazunienne
le rasage du crâne tous les vendredis
rituels à recommencer, dormir sur les draps et écouter l’orage
sous les draps
entre quatre et cinq ne pas rêver ne pas se souvenir de ses rêves
surtout ne pas rêver
se vêtir les manches les boutons les poignets
fraîche
couper la tomate en deux puis en enlever le pédoncule le pédoncelle par moitié des tranches assez fines assez épaisses sans trop de jus sans trop de pulpe
applique toi
sur quelque chose de beau
sur une assiette plate les deux tranches de pain qu’on coupe en deux triangles égaux
tartiner de beurre marron clair
poser deux ou trois ou quatre morceaux de tomate
fermer presser recommencer
depuis deux mois et plus tous les jours tous les matins
je ne sais pas combien de temps
deux fois
des triangles
des canapés
deux fois, sept heures vingt-cinq
lisser la robe la blouse marquée de fleurs dans les bleus
entrer en scène
sur le chemin de la véranda
chaussures renifler marcher pousser avec le pied la porte battante de la cuisine qui donne sur la véranda
véranda agenda
l’eau de la pluie sur l’herbe du jardin l’odeur de la pluie sur la terre mouillée (d’où est-ce que ça lui vient ?) j’ai oublié dit-elle (un mot japonais ? quelque chose d’un livre ?) j’ai tout oublié
le trajet jusqu’en face accrocher un tout petit sourire presque rien
entrer il dort fait semblant dors
poser l’assiette sur la table récupérer celle de la veille il l’a posée là elle est vide ne subsiste pas de miette un tout petit sourire en la prenant repartir d’où tu es venue
regarder quelqu’un s’éloigner jusqu’à le perdre de vue jusqu’à ce qu’il ne soit plus dans l’image quelqu’un quelqu’une regarder la regarder et la suivre des yeux longtemps sur l’herbe
2. le travail bien fait
l’arme dans la bouche d’égout un des rituels obligés
dans le même ordre d’idée ou d’intention comment obtenir l’arme
au travail le rituel n’a rien de sacré il est professionnel contractuel syndical réglementaire
la nuit, la pluie le chapeau de carton bouilli
{« la pluie et la rosée toutes ces choses avec lesquelles il était bon d’aller »}
changé en cagoule ou capuchon noir
j’avais cette idée du type dans l’avion qui boit du champagne
vient directement de « l’oncle Dan » (livre acheté d’occasion moins de 5euros) qui en boit dans un salon de Roissy pour son vol numéro deux cents en concorde
une sorte de fascination fausse pour ce type de travail
qu’en sais-je ? rien
j’ai du voir vingt deux ou trois James Bond
lu quelques uns des Flemming et d’autres du Carré Graham Greene
qu’en sais-je rien
l’action c’est par la vengeance mais pour lui ce n’est que son travail
c’est son travail – là ce type ici et maintenant après avoir préparé dans le détail – s’il y avait eu quelqu’un avec lui dans la maison – maison dans les bleus qu’il loue – sa voisine (le type Fauteuil ne dort qu’assis – on sait qu’il ne dort que mal – il prend des trucs – il est vieux il mourra bientôt quoi qu’il puisse en être – est-ce sa dernière station ? le sait-il ?) – en tout cas l’action, le rituel, l’accomplissement est là
une profession vieille comme le monde sans doute
un peu comme celle de respectueuse
salaire subordination peu importe les moyens
la marche dans la nuit seul silence ses pas dans des espadrilles – on voit les plans rapidement l’eau qui tombe – dans l’ombre seul et pressé
trouver les informations recherche de quelqu’un ou les informations données qui s’autodétruiront
manger les papiers sur lesquels elles sont inscrites ingérer les avoir pour les oublier ventre intestin
le plan de l’orage directement importé de Freaks
ou de celui de la nuit des forains de Bergman
faire correspondre l’action avec les signes des dieux si la pluie en est un
il faudrait y croire
l’éthique du travail bien fait s’applique
les vêtements en accord avec ceux de l’autre mais le corps ? ne rien boire, ne rien manger
{« ne pas parler de poésie ne pas parler de poésie c’en est assez de ces violences »}
les gens montent dans la voiture, à l’arrière, il a rendez-vous dans un parking du côté de l’avenue Foch, une voiture de cadre moyen, renault trente je crois
un jour cinq mars quatre-vingt-quatre un lundi soir quatre-vingt quatorze un mercredi soir trente novembre un autre se tue d’un coup de carabine
une autre direction – la maladie, la douleur, la faire cesser
on avait pensé à un suicide mais non je ne crois pas – un contrat plutôt
et lui disparaissant le lendemain matin son ouvrage accompli
professionnellement c’est dans l’ordre de la perfection – on tient les choses et les détails et les actes et les informations et on opère
3. un autre lui
les médicaments qui l’aident à dormir s’il dort jamais
ses os sa peau sèche transparente bleuie de ses veines ses taches de vieillesse ses mains crispées
l’oreiller le verre d’eau le fauteuil à bascule sur la véranda
assis en pyjama rayé dans la salle, un fauteuil encore on lui donnera une couverture
un peignoir dans les beiges, une ceinture qui serre un corps vieux sec décrépi
dans ses rêves (il n’a pas de rêve) dans ses rêves il voit des yeux (vairons les yeux) (il en faisait collection)
le type devrait boire
faire cesser ces réminiscences
{ne pas parler de poésie}
les pieds dans des babouches des ongles secs noircis des os rouillés des muscles maigres
le vieux type né avec le siècle la force de l’âge pendant les années trente
tous les soirs les médicaments (rituel, petite boite semainier peut-être) merdique
comment dire l’attrait qu’il suscite chez elle ?
la difficulté sera de ne pas en faire un genre de type aimable mais pas non plus un immonde salaud – ce qu’il est pourtant sans doute – souvent dans ces circonstances se demander ce qu’on aurait été capable de faire – pas moins homme ? pas plus? autant ?
comment se fait-il qu’elle se trompe autant sur son compte ?
comment jouer la scène de l’encaissement de sa mort ? Le type gît sur son fauteuil intérieur, l’oreiller (serait-il rouge de sang) traîne au sol devant lui – reste-t-il du visage : on voit bien comment lire sur son visage à elle la dévastation provoquée par cette image (hors champ) – il suffira de presque rien
le lien s’en va plus vers ce qui lui arrive à lui ressenti par elle qu’à elle et ce qu’il ressent pour elle
ressent-il quelque chose ? que lui reste-t-il d’humain à ce sale type
des choses qui se passent et à nouveau comme la venue, tous les matins alors qu’il dort encore, de cette drôle de femme
elle aussi directement importée de Freaks
et tout le monde l’aime au fond ce type ou quoi ? personne ne le connaît – pas l’infirmière en tout cas – l’épicier, le propriétaire, les voisins, la femme rousse et enceinte de l’autre côté de l’autre rue ou dans ses rêves (il ne rêve pas?)
sans chanson seulement son regard sûrement
quelque chose d’un journal peut-être – un jour dans les années suivantes son journal serait à vendre atteindrait des sommes astronomiques dans une salle des ventes ; un acheteur inconnu – il serait bon qu’il écrive parce que l’écriture n’est pas réservée au bien
le type dort assis dans son fauteuil, une petite couverture sur ses jambes sans muscles
le type dort sans rêve il a pris son somnifère, il dort la bouche ouverte et la tête en arrière appuyée au dossier capitonné de velours – non, ça ne l’empêche pas de dormir
la pluie tombe et {fait des claquettes} sur le toit du garage vide
quelques mots sur sa fuite, les attentats manqués à sa vie – les relations avec sa famille restée en Europe, des enfants sans doute pourquoi pas, du temps de sa superbe – remarquer qu’il est même s’il est maudit, même s’il le restera après sa mort, même, remarquer son humanité et la tendresse qu’il éprouve à la venue de cette femme : c’est d’elle que vient l’humanité – il est aussi comme les autres, comme tous, toutes, né d’une femme
c’est probablement cette façon de penser qui entraîne l’attachement de Norma
quelle richesse ! un peu honte de mon peu (et le début m’a donné faim !)
@Brigitte Célérier : pas de quoi avoir honte votre texte est magnifique (et le « tenez votre droite » de Bastille aussi…)