atelier hiver 20-21 numéro deux (armoire)
Il y avait un chemin qui descendait de la voie de chemin de fer, il était neuf heures du soir et il faisait nuit – sous les tropiques la nuit tombe d’un seul coup — le cirque Amar avait accueilli deux ou trois cents personnes, les enfants qui en sortaient avaient les yeux brillants — je ne sais pas bien mais c’est mon frère qui m’a raconté, il rentrait avec mon grand-père (le mien comme le sien si tu veux bien suivre) à la maison, elle était située dans la grande banlieue, au-delà de la lagune, on y sentait l’air de la mer – le vent frais des débuts du printemps — c’est tellement loin, tu sais — il y avait aussi sous l’escalier qui allait à la maison (au rez-de-chaussée, il y avait une buanderie plus un garage sans porte ni mur plus une autre chambre je crois (je ne me souviens plus, faut-il que je me souvienne ? je ne sais plus) et sous l’escalier qui menait à la terrasse et à la maison se trouvait un petit réduit — nous avions déménagé quelques mois auparavant, il faisait froid, il neigeait parfois, souvent dans mon souvenir souvent, nous étions en route pour un autre continent, une escale, un lieu de passage pas de transit, nous étions là pour quelques années — dans le petit réduit on pouvait voir quelques pots de peinture retournés, deux morceaux de bois et une boite — une boite assez grande style boite à chaussures — c’est bizarre cette façon de se souvenir mais il me semble qu’alors j’étais bien plus âgé, je n’avais pas dix ans pourtant c’est certain, c’était tout au début de ce séjour– il a duré bien longtemps mais on a fini par s’en aller — bien des années plus tard je me souviens du cinéma — à ce moment-là, je volais les craies dans la salle de classe et je les entreposais dans la boite, dans le réduit, sous l’escalier, il y en avait de toutes les couleurs, jolies et passées par le blanc des plus nombreuses, je ne sais pas pourquoi mais je volais des craies, je passais vers le tableau, j’en prenais une ou deux — il y avait un prof qui les balançait au visage de ceux qui regardaient par la fenêtre (ce serait plus tard, la quatrième peut-être, je ne sais plus, il enseignait le latin et le grec pourtant à la classe où se trouvaient ses enfants, un type qui vivait dans la rue qui montait et s’éloignait vers l’hôpital, loin dans la banlieue) — un jour sans doute ma mère a-t-elle découvert cette boite et demandé des explications, sans doute ai-je été obligé de restituer mes trésors mais je n’ai pas de souvenirs de cet épisode précis sinon cette boite, dans le réduit, sous l’escalier où je battais la mesure avec ces bouts de bois, le souvenir de ces airs qui passaient en ma tête (« c’est l’alcool qui monte en ma tête » je me souviens de cette chanson) (« je n’ai jamais tué/jamais violé non plus/y’a déjà quelques temps que je ne vole plus »disait le poète) mais c’était aussi l’époque de mon petit vélo rouge, reçu un noël, un vélo de fille, j’adorais le vélo sauf dans les montées comme de juste ; j’adorais ça (« je volais, je le jure/je jure que je volais » chantait Brel dans son enfance) il y avait un ami de rue comme on en fait parfois qui faisait lui aussi du vélo, sans doute quelque jalousie de part et d’autre peut-être je ne sais plus, je ne sais plus non plus son prénom si il s’appelait G. (son nom de famille m’est revenu) mais ce jour-là, je l’avais devancé, nous roulions, cette rue qui monte de l’église jusqu’au boulevard, je riais, heureux et je me retournais pour le narguer sans doute, sans voir exactement que j’allais percuter la DS Pallas (les deux gris de la carrosserie) (l’embonpoint de cette auto, un peu comme celui de son propriétaire, cet agent immobilier, moustache se croyant (peut-être l’était-il) play-boy homme d’affaires, sa femme italienne, son frère qui vivait dans la maison jumelle) la voiture du voisin, le G. rit et s’enfuit, je pris mon vélo (il n’avait rien) m’enfuis tout autant et vite le rentrai dans le garage honteux courus et me réfugier au deuxième étage, dans une armoire de la chambre verte (une cuisine transformée en chambre) (je me souviens, je m’y endormis un jour et on me chercha assez longtemps aussi) on m’a cherché, on m’a retrouvé, on m’a grondé — le coffre de l’auto souffrait d’une égratignure insoutenable, défigurant au possible l’engin à l’allure boursoufflée — peut-être même suis-je allé demander mille pardons, sûrement, mon père sans doute a dû régler la facture de réparation et le voisin, un peu plus tard, a changé de voiture (il acheta aussi un coupé merco, blanc et moche — alors je m’intéressais aux autos, j’aimais les autos — ce n’était pas le genre qu’il fallait, je sais bien — une deux cent trente SL hard top je m’en souviens encore)
Codicillons un peu
j’ai bien essayé de donner ces souvenirs à Norma, mais ça ne marchait pas, il m’a semblé (dans les dernières parenthèses, entre tirets) (alors j’ai changé le genre du narrateur) et puis à un moment il faut aussi cesser – mais ce qui m’inspire quelque chose c’est justement de lui avoir donné ce genre de réminiscences, et de me retourner ainsi que le {Emma c’est moi} en un Norma c’est moi un peu difficile à endosser — inspirer n’est pas le verbe qui convient : de cette époque remontent les accents de fautes d’orthographe, les visites chez une espèce d’orthophoniste du bas de la rue Albéric de Calonne (laquelle était monarchiste, action française ou autre, ce genre vieille France de… donc pas vraiment pour des rapatriés, c’est une affaire entendue) (lorsque la machine remarchera, je chercherai cette adresse, je me souviens du lieu — la réalité est un peu loin, je ne fus jamais patient chez elle, mais peu importe peut-être s’il faut en passer par là ; l’épisode du cirque du début me plaît — je n’ai pas osé raconter celui de « Freaks » (« la monstrueuse parade » en français) qui intègre au monde des comédiens musiciens magiciens (la chanson d’Aznavour) celui des phénomènes de foire (un relent de pourriture en émane sans doute, cette manière de distendre les places des humains dans le monde, cette idéologie fasciste qui dégrade l’humanité tout entière — dans le film, la vraie humanité est dans la solidarité des acteurs) — mais pourtant Norma ressemble à l’une de ces figures (le noir et blanc, les sous-titres et le peu de dialogues, la force des images (et du destin) surtout ; cet aspect des choses qui ressort du film et de la fiction que j’essaye de mettre en place — est-ce un coup peut-être pour rien ? — il y en a pas mal dans cette recherche en atelier : le fonctionnement justement de cette forme de travail, dans un groupe, un peu à l’écart, écriture de quelque chose qui devrait aboutir, le truc de l’été « comme un roman », la mise en place d’une narration aux dépends d’une autre — sans doute me rends-je compte (c’est joli) de ce biais habituel, un pli peut-être dans le commencer, continuer puis oublier et recommencer la même partition
j’aime beaucoup le « un peu » du codicille, et puis le codicille lui-même !