atelier d’été treize
j’ai perdu le codicille en route – je me plie à la consigne, chacun en fait ce qu’il veut je sais bien mais du codicille, il faudrait parler un peu dans ce sens où on entend quand même (enfin moi) (mais tout le monde je crois bien) pas mal de chansons (toujours au fond, c’est un puits sans fond) : c’est sans espoir ou sans anticiper que l’un des deux types chante des chansons dans son taxi; c’est sans idée préconçue que Norma en chante aussi; c’est en forgeant dit la formule, et Norma a pris une allure non pas différente (c’était bien la serveuse de ce café-bar du quai de la Charente de la porte de la Villette, juste à côté du pont de chemin de fer) mais un autre tour – le bar n’existe plus : elle non plus je ne la croise plus, je ne croise plus non plus Jeanne (cette petite personne qui marchait d’Aubervilliers à Beaubourg pour aller voir un film ou consulter une documentation qu’elle ne verrait que là – cette petite personne avec ses cannes comme on en fait pour les marcheurs, son sac à dos et ses petits cheveux blancs et bouclés, quatre-vingt-huit aux pelotes Jeanne, que j’avais interrogée et connue alors que passait au cinéma d’alors la rétrospective des films de Joris Ivens et que nous avions discuté du vent, elle riait se touchant du poing le nez; que je saluais fréquemment, elle souriait derrière ses lunettes aux verres polaroïds; qui venait et marchait de cette allure souple et très légèrement déhanchée qu’ont souvent les marcheurs de longue haleine, elle aimait marcher, elle était comme moi ou cet ex-architecte qui venait au cinéma de plein air en marcel et short avec son pliant et ses sandales faites de lanières de cuir, lui qui vivait en bas de l’Opéra sur le boulevard face à l’Olympia : « non, ce n’est pas loin, et puis c’est tout droit » disait-il, Capucines – il y avait une actrice de cette appellation dans le Honey Pot de Jo Mankiewicz…) – la fiction, la réalité, le monde de ce côté-ci de l’océan, de la mer, le monde qui parle et marche et rit et vit
vers quatre heures du matin
le fait qu’il faille écrire se mettre à sa table, la contrainte et l’obéissance, pour se souvenir relire les traces laissées auparavant, le fait est, après une virgule on marque un espace, c’est là et ils sont trois, eux deux sont-ils jumeaux, c’est un fait, ils sont deux mais jumeaux le fait est-il avéré ? Pourquoi faire ? Quelle heure est-il ? L’orage s’est déclenché, la pluie tombe arrose les rues, c’est en banlieue, c’est l’heure morte le lampadaire bat son fil c’est en banlieue c’est bien ça, c’est un refuge, une maison bleue, une véranda sur l’arrière qui donne sur un jardin, commun avec celui de la vielle femme, le fait de la nommer, le fait de la faire exister, mais pas eux, un corps et des mains des idées et de la générosité des pensées, elle est folle, complètement quelqu’un qu’elle ne connaît pas, le fait est, et après, on attend on ne sait pas, les jumeaux le fait est que l’un naît après l’autre, Caïn et Abel ? pas vraiment mais ces histoires qu’aimait à raconter – et à chanter – le prix Nobel de littérature avant et après aussi, c’est vrai, qu’il soit ainsi honoré, c’est un prénom le fait est, ces temps-ci on entend parler de l’assassinat de cet homme qui le portait en nom de plume, et des autres du côté de l’Allée Verte, il y a cinq ans passés quarante cinq jours de procès et on fêtera aussi, on commémorera aussi ce qui s’était passé au Bataclan, en bas du faubourg et du côté de la rue de Charonne, on parlera des morts, de ceux de Vincennes tout autant, de la mort de cette femme de Montrouge, le fait que ça se passe ici, dans cette ville-même ces jours-ci, le fait qu’on en parle dans ce mémoire ici, cette mémoire ici, le fait qu’on fasse dire le vrai à nos mots, parce qu’on est sincère, cette sincérité de l’écriture qu’on recherche, les effets qu’on pose ou qu’on prose, les rimes les jeux les couleurs les virgules les listes les points les lignes le monde entier, cette idée de l’humanité, celle-ci à laquelle on appartient, nos deux mains nos deux yeux – l’un des miens ne voit rien – c’est un fait mais ce que ça vient faire là, sinon une tentative de rendre les choses crédibles en disant une vérité – le fait que ça se déroule sous d’autres latitudes et d’autres temps, le fait de se poser la question, le fait de relancer le truc avec le fait que, as-tu remarqué que on est neutre et que de ce fait s’accorde au masculin, c’est plus facile pour les hommes, pour les hommes, blancs, le fait que sur le port de Beyrouth, au palais de Carthage ou à la maison Blanche, le fait que ces choses-là arrivent, des hommes et le fait que le Canada alors et alors les musulmans et d’autres appellations encore supposaient des sens différents, elles sont arrivées, le fait de sortir du cinéma et qu’il n’en reste rien, la chanson de Jean Ferrat peut-être – le fait que ces choses-là arrivent – le fait qu’on y croie – il n’en reste rien sinon une illusion (c’est croire que c’est une illusion qui en est une) – quelque chose qu’on doit taire, quelque chose qu’on n’a pas compris, il est tard, l’homme est assis et dort, dans la salle, ou la pièce dite à vivre ou dans sa chambre, Norma dort, ou alors elle s’est éveillée, quelque chose, un bruit, la pluie, l’orage qui se déclenche à heure fixe, tous les jours durant cette saison-là, le fait qu’on profite de ce bruit, de l’absence d’âme qui vive dans les rues, le fait d’avoir préparé et reçu des instructions particulières ainsi qu’un paquet de dollars déposé en banque en arrivant la veille, pourquoi pas à Paris, le fait que je connaisse cette banque, cette avenue, cette banlieue et ces maisons, et cette femme qui servait sur le quai le repas de choucroute garnie, une tranche de jambon recouvrait les saucisses les pommes de terre le lard le choux mariné, les grains de poivre et une demi-heure pour manger, son gros patron faisait la cuisine et un jour il est mort, il était vêtu comme un cuisinier tablier et veste à double rangée de boutons dans les blancs, il souriait mais c’est à elle qu’il manquait quelques dents, elle portait sur ses chandails une blouse bleue comme on en voit par centaines disposées sur des cintres dans les marchés, elle voulait bien sourire et même, rarement, rire, le fait de son âge de ses bras toujours serrés aux poignets par des manches fines ou de laine (ici), le fait qu’elle marchait avec des chaussons qu’on nomme charentaises et apportait le pain, Norma tu sais il y avait la Callas qui chantait cet air magnifique, le fait de trouver dans la rue un double disque d’elle, jeté abandonné laissé donné, neuf, elle et ses pas sur le carrelage ses pieds nus et la pluie qui tombe sur les tôles du garage dont le type d’en face ne se sert pas, sans voiture comment vivre ici non elle non plus le fait est, elle n’en dispose pas et ne saurait pas la conduire, il y a longtemps qu’elle n’a pas conduit, peut-être dans les années soixante – voilà trente ans peut-être, une quatre chevaux dans les beiges, je crois – est-ce comme le vélo ? – le fait de faire avancer l’histoire, le fait de relire de lister de faire entrer dans des cases dans des lois dans des narrations des phrases des lignes – se regarder faire – le fait de les voir tous les trois unis mais désemparés, le fait de les unir tous les trois sans qu’ils ne se disent jamais rien – et sans qu’ils ne nous disent jamais rien – deux masculins un féminin – et sans qu’on sache jamais (qu’on, con, on) jamais pourquoi, comment et ce qui les relie sinon cette histoire, une sale histoire (celle de Jean Eustache, jamais je n’ai réussi à la trouver fascinante, c’est l’histoire d’un type qui regarde par le trou pratiqué dans une porte de toilettes sont-elles uniquement pour femmes je ne sais plus dans les sous-sols d’une brasserie parisienne – ou sous la porte – et puis quoi ? rien de spécial ou de particulier – et en effet, comme les hommes, mais assises plutôt : les femmes – il y a des gens ou des films aussi avec qui le fait est que ça peut aller, et d’autres non) rue Nollet le fait qu’il se tuât d’un coup de fusil aux Batignolles – Paris, la rouge – Paris que j’aime et qui n’est plus – un peu comme Debord en sa maison de Creuse ou de quelque chose, où sont-ils passés chantait Marc Ogeret, ces années-là pourtant quand il chante dans le taxi merco, l’un des trois, le fait qu’il chante devrait donner quelques indications – elle aussi garde en mémoire une de ces chansons qu’on entendait (on, nous autres, les enfants) le soir qui se jouaient dans le poste, sur la véranda de la villa louée sur les hauteurs pour les vacances pendant que les parents jouaient au gin rami (à deux ou à quatre) et que les moustiques nous piquaient – le fait que ce village ait été le territoire (ou presque) où débarquèrent les troupes alliées, les forces françaises libres, pas même vingt ans plus tôt, le fait qu’on y soit tout comme mon père y fut (on était alors deux filles deux garçons, plus les parents plus les autres plus leurs enfants – la même famille, parfois), mais le fait qu’on n’en sache rien encore alors car alors il n’y avait que la mer bleue (toute la vie disait aussi Nougaro), il n’y avait que la joie de nager et de rire, et de manger des pastèques, des melons ou des pêches qu’on achetait par cageots – le fait qu’on n’en sache rien, de cette sale histoire, de cette sombre affaire disait-on au début, mais qu’elle soit encore présente maintenant, et le fait de la reporter cinquante ans plus tôt, il faudrait regarder des archives de journaux, France Soir ou Le Parisien Libéré peut-être, le fait de sentir les maux de crâne venir, le Moondog qui joue, au coin d’une rue de New-York, le fait qu’il soit aveugle, le fait que Robert Wyatt un jour des années soixante ou dix soit tombé du balcon de cette maison et en soit resté paralysé, fauteuil roulant mais toujours musicien, toujours jouant, toujours peut-être généreusement donnant, comme elle à n’importe qui, le fait que ce soit des biscottes (de celles que mon père mangeait alors parce que de sel il ne lui en fallait sous aucun prétexte – mais non ce n’est pas ni mon père, ni mon frère son cheval aurait bu disait Brel) – passer de l’une à l’autre et le fait de ne pas savoir si c’est de lui dont il s’agit ou d’un autre, qui au juste des jumeaux, ou des faux amis ou des ennemis – ils ne se connaissent ni l’un ni l’autre, ni l’une ni l’un, ils ne se connaissent pas et elle ne les connaît pas non plus – le fait de les retrouver tous les trois dans cette petite portion de ville, pas ensemble, non, le fait que l’un ne veuille pas voir le visage de l’autre et qu’il le cache sous l’oreiller, c’est à la nuit et c’est un fait, tout s’enchaîne, tout s’enchevêtre, les vacances à Cavalaire et le contrat honoré sous les tropiques, du côté de Buenos Aires ou de Montevideo, quelque part entre Sucre et Valparaiso, quelque part chez les américains, les Aztèques, Tintin et son éclipse (les indigènes sont tellement cons, pas vrai) quelque part par là, le refuge, la honte de la fuite, se terrer et oublier, partir encore, partir, ne pas laisser de traces, effacer, le fait de lui donner un autre visage sans aucun sens, sans qu’aucunement cela lui permette d’échapper au règlement, elle debout devant sa fenêtre pendant que la pluie tombe, lui assis dormant dans son fauteuil, le troisième qui marche et attend que commence l’orage, comme toutes les nuits dans les mêmes heures, entre trois et quatre en cette saison – décrire avant, le fait de les vêtir de la même manière ou du moins dans la même couleur – la couleur de sa peau – la couleur de ses sentiments, à elle, pour lui, qu’elle ne connaît pas, peut-être de la pitié, de la compassion, le fait qu’un jour elle se décide à aller lui porter ces biscottes au beurre de cacahuètes et les lui donne sans dire un mot, quelques fruits aussi peut-être, le fait qu’ils parlent la même langue, elle et lui, sans en dire un seul mot ou qu’elles soient différentes, le fait qu’elle lisse sa robe tunique blouse avant d’aller se présenter à lui, le fait qu’elle l’ait vu arriver là, le voir boiter, le voir s’installer, le regarder vivre, dormir sur cette véranda parfaitement semblable à la sienne, le fait qu’elle n’ait pas de mari, qu’elle soit seule là, isolée sans doute connaissant un peu mieux le voisinage que lui, maîtrisant le dialecte, instruite des longues années passées ici, seule, le fait que de mari, elle en eût un mais qu’il disparût pendant la guerre, le fait qu’il y ait eu cette guerre et qu’on n’en ait rien oublié ni rien pardonné – le fait que ça avance dans des directions inconnues mais pas tant, le fait qu’elle ait été torturée blessée laissée pour morte quelque part dans le nord ou dans l’est, le fait qu’il soit venu se réfugier ici où Cortez the Killer et d’autres histoires eurent lieu, de la même humanité perpétrées, d’autres sangs encore versés – rouges, les sangs, et Nougaro qui disait parlant de ses os à Louis Satchmo Armstrong « est-ce que les tiens seront noirs, ce serait rigolo » – le fait que ces histoires soient encore maudites cependant, et que cinéma je t’aie tant aimé, la nuit, les brouillards y compris, le fait que du même réalisateur, dans ces mêmes années, j’aie vu ce Chant du Styrène, ou d’un autre ces statues qui aussi meurent – le fait de donner la mort comme on donne une paire de claques, ou de biscottes – une blouse bleue et un corps qui ne pèse pas quarante kilos, auquel il manque quelques dents – le fait de savoir que ça ne fera pas mille pages, mais que ça pourrait, le fait de s’arrêter au bout de deux ou trois fois cette chanson interprétée par des frères australiens, je crois bien, à moins qu’ils ne soient du Nord du continent – le fait qu’à un moment, ici (ici), dans cet épisode même le destin de Norma eût pu être plus ou moins différent de ce qu’il avait été avant (et d’ailleurs, le fait que le destin existe, est-ce une vue de l’esprit ? une couleur de l’âme ? une facilité une faculté que s’autorise la littérature ou l’écriture ou l’atelier ou la tentative numéro treize ?) – on avance, est-ce un fait ? on essaye, j’ai oublié Le Vigan, tant pis
OUAH ! BRAVO ! tout ce que cela charrie une fois encore
impressionnée
(mais pour le codicille moi je prenais le mot tout nu…)
@brigitte célérier : merci à vous – trop d’honneur (mais content que ça vous plaise) (j’ai lu votre contribution, vous êtes dure envers vous-même…)- pour le codicille, le mot tout nu ?