Atelier d’hiver #3 : À quand la victoire ?
À quand la victoire ?
Il faudrait oublier, il faudrait pardonner. Ces cohortes, ces rangées d’êtres vivants encore et classés par genre, la nuit froide de l’oubli – tu vois je n’ai pas oublié – ces masses d’humains, des millions, il faudrait n’y plus penser – cesser de se remémorer des choses – je ne parle pas des masses de leurs choses, cheveux dents souliers valises vêtements de soie tant de choses, non, je n’en parle pas – ces choses qui eurent lieu mais qu’on n’a pas vues, il faudrait oublier et pardonner – il vaudrait mieux ne pas savoir mais c’est trop tard, il y avait de la joie, bonjour bonjour les demoiselles, elles étaient quatre ou cinq, je ne sais plus, j’avais une photo ici quelque part, d’elles qui souriaient appuyées à une balustrade, sans doute la corniche, quelque chose du genre à la Marsa peut-être – ça me paraît trop loin, mais je ne sais pas ce qu’elles faisaient, je ne les connais que de loin, c’était après, ce jour-là, un treize mai, elles n’avaient pas été à l’école (y avait-il seulement école ?) seize ou dix sept ans mais toute la ville était dans la rue, c’était en quarante trois et tout le monde allait acclamer l’armée, des régiments entiers, des bataillons rangés parfois (non ce serait pour le lendemain, le surlendemain, la parade des uniformes repassés) – des centaines de milliers de personnes criaient et faisaient les signes du bonheur et chantaient la joie de vivre, levaient les bras, heureux joyeux gais certains faisaient le signe de la victoire de deux doigts écartés, les hommes en arme et uniforme marchaient sur l’avenue et sur les trottoirs on les applaudissait, ils souriaient et on riait on était tellement heureux on les aimait – c’était fini, ça n’avait que trop duré mais c’était fini, et la guerre commençait à changer de camp, la victoire avait fini par choisir, les prisonniers par centaines, les camps où les parquer, les chars, les hommes, les rires et les chevaux les sourires, les baisers qu’elles envoyaient les clins d’œil – je me souviens qu’elle m’avait raconté les chicklets et le chocolat – la joie de se sentir vivantes, gagnantes un peu mais heureuses de vivre – pardonner, et oublier – être là, les voir passer, se sentir ensemble une espèce de communion, dire non à la mort – je ne me souviens pas qu’elle m’ait raconté ce jour-là – quelques mois plus tard, celui qui deviendrait son mari irait s’engager, il n’avait pas vingt ans, il serait formé à marcher au pas apprendre des chansons de garde de carabin d’homme maniement du fusil monter démonter – hurler oui mon capitaine ! – , puis on les entasserait dans des navires destination Tarente, des milliers et des milliers de jeunes hommes, cinq litres de sang chacun, un casque un uniforme dans les kakis – il faudrait oublier – des armes, la discipline et la peur au ventre – il n’en parle pas dans son cahier, mais elle était là, comme le courage, comme l’élan comme la certitude d’avoir raison et d’avoir à se battre, à donner sa vie même si on savait bien qu’on ne la demandait pas – jamais il ne m’en a dit un traître mot – des milliers d’entre eux, des millions, d’ici comme de l’autre bord – des milliers et des milliers de tonnes d’obus et de bombes, des balles, des coups de revolver de fusil de mitraillette – couteaux lames défenses baïonnettes – et puis ensuite encore débarquer dans l’eau froide du matin, la nuit froide – la côte d’Azur où nous irions en vacances quinze ou vingt ans plus tard – ces bruits de bottes ou de chaines, chenilles et canons, les bombes, les éclats les cris les morts les blessés les cris les fumées hurler bras mains arrachés yeux crevés et pleurs – on imagine mais on devrait oublier – Monte Cassino, la campagne d’Alsace – ces foules-là, ces foules-là, des milliers et des milliers d’hommes et de femmes qui crient hurlent courent – Santiago les cris les balles les assassinats, le stade tu sais bien Victor Jara – aujourd’hui encore tu sais – il faudrait oublier il faudrait pardonner – ne penser qu’à la joie – celle qu’il y avait un vingt-cinq avril, Rossio noir de monde, la chanson Grandola vila Moréna, l’avenue de la Liberté les rires les pleurs les gens qui se serrent dans les bras parce que le cauchemar finit – les œillets rouges parce que c’est plus beau une armée qui ne tire ni ne tue (oui, mais à quoi ça sert, alors ?) – enfin la libération, même si du haut d’un immeuble des salauds tiraient encore sur la jeunesse – mais ceux-là toucheraient leurs retraites dans les années quatre vingt dix, ils vivraient et couleraient des jours heureux au bord de l’océan, Belém ou Caiscas – ce sont ces chants-là, les vainqueurs, ce sont ces images qui reviennent, celles du siècle dernier – ça n’est jamais fini, c’est en cours – on se bat on a des choses à défendre, on se doit de descendre dans la rue, on se retrouve – on tire et gicle le sang – cinq litres chacun – on est là, les années passent, des boulevards de la rive gauche, de la rue Gay-Lussac où brûlaient les voitures, dans le cocktail molotov il faut mettre du martini mon petit disait Léo – on rit on chante on oublie, viens, on oublie – mais c’est que c’est là, encore toujours, on a changé de siècle, on a changé de billets de banque, les enfants sont nés – un treize mai, la fille de mon vieil ami qui s’est retiré sur la côte d’Azur, cette fille-là c’est un treize mai qu’elle est née – siècle dernier – trente deux ans aujourd’hui – il y eut aussi le quarteron de généraux à la retraite, les bombes sous les tables des cafés, pacifier disaient-ils, gorges tranchées gégènes et j’en passe il y en eut des cohortes et des bains de sang – on chante on boit on oublie, ah oui, j’ai oublié de dire sans doute aussi l’alcool, la joie de vivre, de se sentir vivant et heureux, cette chaleur ce soleil, les uns avec les autres, des frères en somme, les embrassades et les baisers, les chewing-gum et les barrettes de chocolat, les cigarettes comme je suis content de te revoir… – on ne savait pas encore la Pologne on s’en doutait peut-être, on s’était engagé, souvent on se demande ce qu’on aurait fait dans les mêmes conditions, mais il faut regarder devant soi, droit devant soi la vie (je me souviens de madame Rosa, ah Simone…) – ces foules de corps charriés par les bulldozers, ce serait pour plus tard, en terre on les enfouirait – et alors aujourd’hui, une vieille femme dans sa chambre de Marseille, en bas dans la rue, des gens courent crient fuient une foule de gens qu’on pourchasse qu’on éborgne, des hommes en arme noirs de haine et sans doute autrement harnachés que par le simple alcool – cette dame-là, quatre vingts ans, qui meure – personne pourtant n’a tiré cette grenade, ou du moins on ne sait pas qui – aujourd’hui encore, comme toujours, mais serait-ce qu’on aime la guerre ? Pardonner, oublier, rire et chanter, une chanson (à quoi ça peut bien servir si c’est désarmé ?) – se battre, défiler, chanter et se sentir vivant – à quand la victoire… ?
oui c’était un peu plus tôt et plus au nord dans une île, mais ce serait même et nous les femmes savaient qu’ils repartaient leurs hommes et pères et cela a duré, mais eux c’était leur métier (même si pour mon père c’était surtout la mère qu’il avait choisi) et puis quand ne sommes plus touchés c’est partout et ici les plus exposés, pacifistes ou non, qui subissent
Et surtout votre texte nous emporte dans le tourbillon de joies/souffrances qui ne finira donc jamais (et à un certain niveau les carrières qui font que la joie d’être ensemble est plus affichée que réelle pour plusieurs)…
rarement vu un commentaire aussi maladroit 🙂 pardon demandé