Atelier d’été 18.45
sans illustration
On en termine donc. Il faudra(it) relire l’entièreté des propositions et des réponses à celles-ci : on éliminera certaines réponses, sans doute parce qu’elles correspondent à des exercices, des redites, des développements semblables ou différents ou inutiles. Pour la route, j’ai constitué le glossaire des illustrations, ainsi que celui des personnes dont apparaît ici le visage : il doit sans doute s’agir d’une espèce de panthéon personnel (quoique cette construction dépasse, et de loin, l’entendement qu’on puisse en avoir – on comptera sans doute pour essayer de concevoir le genre des reproduits) (chanteurs; acteurs; politiques; artistes peut-être je ne sais plus : il faudra regarder de près – peut-être quitte à rétablir quelque part la balance, ou pas). Des indications sur l’imaginaire reproduit : rien de plus, rien de moins. D’autre part, sans doute aussi, publier ici les textes élaborés au cours de ce parcours : les relisant il y a quelque temps, ils ne sont pas apparus tellement publiables cependant – on verra tout autant. Celui sur la rétrospective des films de Joris Ivens, sans doute certainement. Par ailleurs encore, d’autres travaux d’écriture comme on dit d’aiguille restent pendables, il va falloir aussi – tout autant – s’y mettre – l’automne se pointe, la Toussaint et le reste à l’avenant, des choses à faire, et à oublier aussi, évidemment…
consigne 45 : la nuit
On doit parler de la nuit et j’ai ri quand je me suis rendu compte que ce fut le 18 septembre 2018 (ou peut-être tard le soir du 17) (à la nuit) que Marceline Loridan-Ivens née Rozenberg s’en était allée (elle avait un rire à se plier en deux) : ce jour-là se fêtait le grand pardon, c’était une fête qu’on commémorait, il me semble, dans les premiers temps dans ce pays-ci, il me semble bien me souvenir du pain azyme et de ce genre de joyeusetés faites de jeûne et de nettoyage – étant garçon, il n’y avait pas de nécessité à aider ma mère à nettoyer la cuisine et la salle à manger (elles se situaient au même étage, le premier, de la maison qui faisait le coin) des traces de miettes de pain pour honorer je ne savais trop quoi, j’avais sept ou huit, ou dix ans, je me souviens que parfois, dix ou douze semaines peut-être, venaient ici séjourner ses parents, à elle – et c’est de ce côté-là de la famille que penchait le coeur, parce qu’il n’y entrait pas trop de contrainte mains propres avant de passer à table pas de coude sur la table tiens-toi droit et ce fatras insupportable qui devait rimer avec la bonne éducation que, de l’autre côté, on se faisait un devoir suprême de dispenser – on s’avachissait donc un peu s’il y avait au menu des aliments qui ne nous plaisaient pas, la viande pour celui-là, le poisson pour cette autre, la soupe ici la salade là, un jeu de pistes excessif d’autant que mon père devait suivre un régime strictement sans sel et les repas avaient donc quelque chose de la guerre – ma mère finirait sans doute par en pleurer, seule dans sa chambre au deuxième, avant que mon père ne vienne la consoler : elle regrettait surtout le climat, la chaleur dans la Dauphine où elle prenait avec sa mère le café vers une heure et demie après-midi plein soleil devant la maison, je n’avais jamais compté mais c’est à trente trois ans qu’elle émigra, quatre enfants de sept à onze ans, deux filles jumelles, un mari malade, trente six ans et sans trop d’emploi pour le moment. Alors la nuit, dans tout ça ne vient pas ne vient guère, et tout le travail entrepris pour se situer dans une partie excentrée de la ville, un lieu où avait travaillé un frère de mon père, où on avait commencé par détruire – c’était un lieu dévolu à la mort, oui, mais seulement des bêtes, celle-là n’est pas si grave que celle des hommes, elle leur sert, au contraire, à se porter sains et garants de cette santé qui vient avec une alimentation riche et forte comme elle le leur apporte, de la viande rouge sang ou du veau, des brebis ou des moutons des chèvres, des bêtes qu’on abat. La nuit j’ai toujours eu peur : mais j’ai toujours eu peur aussi, toujours. De me réveiller : il y avait dans la chambre du fond de l’appartement du quai, elle donnait sur une cour et plus loin on voyait, de jour, la cour de Migro, il y avait dans cette chambre – celle qu’occupait mon grand-père – une fenêtre sans double-rideau ni volets persiennes ou quelque chose, et là se découpait en ombre le profil d’un sphinx, une variété d’homme sévère et sourcilleux, qui me fouetta une nuit de juillet ou d’août d’une peur bleue, je dormais sur une espèce de divan, des vacances quelques semaines au bord du lac, chez le frère de ma mère (l’un d’entre eux, ils étaient deux, elle avait aussi deux sœurs) et je me cachais de cet être-là… De m’endormir aussi, très souvent jusque maintenant presque soixante ans plus tard, la nuit me prive de mon sommeil (je préfère dormir un peu l’après-midi à présent), il y a des bruits de gens qui parlent fort, l’alcool aidant, il y a non loin le canal, les passerelles et les restes des constructions qu’on a gardées par égard pour le passé, je suppose ici, parce qu’il ne fallait pas non plus que le scandale fut trop à ciel ouvert là, de l’autre côté du canal. Je ne crois pas y avoir été de nuit, j’ai peur la nuit, et pourtant si : je prends la voiture il est trois heures et demie, je suis les boulevards, l’avenue, cette rue-ci, je me gare sur un emplacement réservé, je descends : là un type dort, ivre mort tourné vers le mur du théâtre, il me rassure, je ne regarde pas à ma gauche les fourrés, les buissons, il fait presque froid, c’est octobre, on donne un feuilleton dans le cinéma, une douzaine d’heures de l’autre côté et je dois y aller, je presse le pas, la nuit j’ai peur, je n’ai pas peur que la nuit mais la nuit, oui, au moins ai-je une raison, il fait frais, je suis passé, il y a des cris au loin, du côté de la porte, sirènes au loin derrière le parking – on n’a pas encore construit ni l’énorme bâtiment qu’il y a de nos jours ni celui en forme de guitare qui tiendra lieu de salle de concert : dans la salle de cinéma, il y a des spectateurs assoupis, je regarde le feuilleton, je ne me souviens plus mais il y a cette avenue sous les Tilleuls, je regarde et j’attends – j’étais venu à l’entrée, vers sept heures, la veille, pour délimiter les portraits, les profils, les genres, les vêtements les regards, repérer ici ou là quelqu’une, quelqu’un d’autre, personne, une idée simple de ce spectateur particulier semblable en tous points à n’importe quel autre et puis j’étais rentré manger un morceau à la maison, embrasser les enfants et leur mère et dormir deux heures (je ne crois pas y être parvenu mais ça n’a pas d’importance, je tiens la veille facilement : la nuit, quand je dors aussi, j’ai peur, je préfère la veille) et puis j’étais revenu. Voilà tout, je dis octobre mais je ne sais plus, il faisait froid le matin, il y avait du café mais je n’en prends pas non, pas encore je regarde et me détermine, y vais-je non, oui, non… C’est de dormir, tu sais bien, dormir à la nuit qui effraye : il y a toujours sensible cette sensation de tout laisser échapper, et puis que se passerait-il si on se réveillait comme elle, Marceline, et son père et qu’on fuyait dans le jardin, là le milicien, deux heures du matin, le coup de crosse de fusil sur le cou de son père, et puis voilà tout ? Que se passerait-il, si allant vers ce petit village, limitrophe, deux ou trois cents mètres de la porte, voir des amis, manger un couscous, discuter de la guerre du retour des enfants, que se passerait-il si la milice, encore elle, descendait dans ce café et à coup de bottes, emportait tout ce monde plus ou moins arabe juif communiste que dire et l’envoyait mourir à Auschwitz par Drancy ? J’ai ri, un peu comme lorsque j’ai entendu dire que (je ne sais plus l’année, attends, oui, quatre vingt treize) c’est un quatorze juillet que Léo a tiré sa révérence (poètes, vos papiers ! – vous faites mentir les miroirs disait-il) : c’est que le monde est illusoire et que les signes qu’on y voit, qu’on veut y voir, ne signifient rien que ce qu’on veut leur faire dire : celui-ci est mort le même jour que celui de sa naissance (Jean-Bertrand Pontalis, le frère du précédent), elle pendant la célébration du grand pardon, j’ai ri et je me suis souvenu de son rire, je me suis souvenu de son air gai (elle commence un de ses livres par « J’ai été quelqu’un de gai, tu sais… ») et sa manière abrupte, fonceuse, directe de demander : « est-ce que vous êtes heureux ? » à n’importe qui, dans la rue… Alors la nuit, l’évoquer pour elle, je ne crois pas (lorsque des films de Joris Ivens ont été projetés là-bas, de l’autre côté, elle est venue faire une présentation de cette manifestation, rétrospective du cinéaste qu’elle avait épousé, mais je n’y fus ni convié ni présent – on n’avait pas l’intention de faire de travail sur ce public-là – je ne suis plus très sûr mais il me semble qu’alors, je lui avais envoyé mon texte – si elle vivait rue de Chaligny, oui, sinon, sans doute pas) mais un peu parce que elle passait avec son père par là, sur ces voies-là, en avril quarante quatre convoi soixante et onze – alors que mon grand-père avait emprunté le convoi soixante six de février, cette même année – wagons à bestiaux, tu comprends pourquoi, un peu, à peine, ce jour de mars quatre vingt, vers deux heures de l’après-midi, lors de ma première venue ici, marchant sur ce plan incliné qui servait à faire passer les bêtes pour qu’elles deviennent une alimentation générale de la population, regardant le cour calme du canal, quelques gouttes de pluie flic flac et au loin, là-bas vers le périphérique, il n’y avait pas d’odeur peut-être celle de la boue, et au loin, les algécos gris crème de la bibliothèque provisoire, j’avais une espèce non pas d’appréhension (j’avais du travail à faire) mais quelque chose qui me disait d’avancer assez vite – je n’avais alors aucune idée, eusse-t-elle été vague, de ces lieux-là, dans cette ville-là dans laquelle je ne vivais que depuis quelques années, cette part-là de la ville où je n’étais jamais venu sauf à la nuit, pour quelques concerts, où je ne savais pas qu’un de mes oncles avait travaillé, et où je ne savais certainement pas non plus que se déroulerait ma vie professionnelle, pour une grande part. Je ne savais pas, non. Je ris de la nuit, à présent, je ris de la mort, une espèce de rire un peu faux, il y a loin d’ici, dans un établissement créé pour les vieilles personnes, afin qu’on les soigne, une femme, trente cinq kilos, elle ne bouge plus elle est brune encore, elle ne mange que peu, ce sont ses derniers jours, ses dernières nuits – comme ma grand-mère, elle a dit un jour à l’une de ses filles « mais qu’est-ce que je fais encore là, moi ? » un jour, quatre vingt treize printemps – on pense à la nuit, il se fait tard, je regarde le compteur qui me dit plus de neuf mille caractères, c’est la nuit, une heure du matin, j’en termine, Marceline, j’en termine
Votre nuit nous étourdit. Magnifique. Merci
aveu… ai lu le début, les trois premières lignes du 45 et puis me suis arrêtée pour ne pas couper l’élan frémissant encore vaguement… me garde le désir d’y revenir ensuite
En fait j’aurais pu le lire plus tôt, ne pas m’en priver
Parce que si c’est beau au point de pouvoir décourager, cela vous appartient tellement que le risque d’influence n’existe pas.
@l’employée aux écritures et brigetoun : merci…!