Vases Communicants #58
C’est avec grand plaisir qu’on reçoit Dominique Autrou pendant le week-end, pour ce Vase communicant de juillet 2015. PCH a reçu de sa part deux photographies qu’il a dit avoir prises sur les bords de LFPG pour les intimes : elles ont donné lieu à un texte qu’il a la gentillesse de publier, illustré d’icelles, sur son blog « La distance au personnage« . Bienvenu donc, et merci de l’échange, et à vous, bonne lecture…
Tremblements angulaires en six vies antérieures.
Il y a quelques années, dans une vie antérieure, lorsque la Société Savante des Études Oratoriennes me confia une série photographique au collège de Juilly, dès mon arrivée sur place et pendant plus d’une minute il me fut impossible de communiquer avec le portier à cause d’un Concorde qui passait par là. Je mis à profit ce moment de fausse solitude pour essayer d’imaginer un point commun entre les anciens élèves qu’avaient été Montesquieu, Jérôme Bonaparte, Jacques Mesrine ou Alain de Greef. Chacun d’entre eux, à sa manière, avait bien profité d’un certain vacarme, ou l’avait provoqué, mais c’était avant l’invention de l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle (LFPG, pour les intimes).
Il y a quelques années, dans une vie antérieure, mon employeur me somma de faire — enfin ! du chiffre, sinon c’était la porte. Comme prévu, une ultime maladresse me fit définitivement prendre celle-ci sur l’injonction de celui-là. Je vendais des huisseries à double et triple vitrage et le bourg du Mesnil-Amelot, à proximité immédiate de la piste 27 L, me semblait être une bonne cible pour doubler, voire tripler mon objectif commercial. Ce qui fut le cas, dans un premier temps. Du moins le crus-je. Mais j’avais mal pris mes mesures, et la quasi-totalité des fenêtres commandées dut être expédiée au recyclage et compactée pour une vie meilleure.
Il y a quelques années, dans une vie antérieure, un heureux hasard me fit prendre langue avec une institutrice de Nantouillet. Assez rapidement nous nous plûmes, au point de passer quelque temps ensemble sous le ciel francilien. Je me souviens que lorsque nous faisions l’amour pendant le weekend — et surtout le dimanche soir, nous n’étions pas vraiment seuls. Il n’était même presque plus nécessaire de bouger, tant la sarabande des pieds de l’armoire et les secousses du sommier induites par le passage d’un 747 en plein envol à une centaine de mètres à peine au-dessus de la maison suppléaient, en quelque sorte et si j’ose dire, à nos ébats. Notre couple a résisté à cette furie, mais pas à la prochaine grève des contrôleurs aériens.
Il y a quelques années, dans une vie antérieure, un copain rencontré à la précédente fête de l’Huma a décidé d’inviter chez lui quelques-uns de ses potes afin de fêter l’élection de François Mitterrand. On a pris le RER à la gare du Nord, puis un car, et puis on a fini par trouver sa maison à Mauregard, mais à pied. Le type était calligraphe chez un peintre d’enseignes et, sans doute par amour des mots utiles, il avait rempli ses murs au marqueur de l’intégrale des chansons de l’album London Calling. Parfaitement scotchés par les ales, on a dansé sur du ska une bonne partie de la nuit, chacun bondissant au-dessus de lui-même comme les crevettes grises prises au piège du haveneau. Je me souviens surtout des mots au-dessus de la porte de la cave et auxquels je m’accrochai afin de ne pas choir : « Should I stay or should I go ».
Il y a quelques années, dans une vie antérieure, je me suis mis à boire, ou plutôt j’ai accentué une consommation déjà excessive. Ceci afin de perdre la mémoire ou, mieux (je parle avec du recul), dans le but de rendre celle-ci plus sélective. Ayant donc tout perdu ou presque, je me retrouvai dans une mansarde miteuse dont l’unique Velux offrait une jolie vue sur l’église de Thieux. Nom d’un chien, ce fut une maudite période. Mais quelle jolie vue. Les soirs d’hiver, les puissants projecteurs des cargos de nuit en vol direct pour les cieux sibériens jouaient avec le clocher pointu à dessiner en ombre chinoise sur les nuages bas d’élégantes aiguilles ; elles filaient de gauche à droite comme celle d’un compteur de vitesse quand le véhicule accélère, jusqu’à devenir incontrôlable.
Il y a quelques années, dans une vie antérieure, j’ai travaillé comme employé de mairie à Villeneuve-sous-Dammartin. J’y occupais la distrayante fonction d’attaché culturel, avec pour principale mission celle de soutenir les associations en tout genre qui égayaient le quotidien des citoyens. Je me souviens en particulier d’un club d’échecs, sport qui, comme chacun sait, nécessite une intense concentration. En temps ordinaire les doubles ou triples vitrages correctement posés par mon remplaçant suffisaient à assourdir, en salle, le chant puissant et mélodieux des réacteurs Rolls-Royce ou Snecma. Il arrivait toutefois, par beau temps, que ce jeu se pratiquât en plein air. Un couple de Villeneuvois, pourtant déjà sur l’âge, avait pris pour habitude en pareille circonstance de se munir de casques aux écouteurs fermés, branchés sur le même baladeur. J’ignore quelle musique (ou quelles paroles) ils écoutaient, mais de temps à autre ils remettaient en place ici une tour, là un fou, ailleurs un cavalier, imperceptiblement désarçonnés par la rumeur des forteresses volantes.
…
Il y a trois ou quatre jours, lorsque Piero Cohen-Hadria me fit remarquer qu’il ne nous restait plus beaucoup de temps pour préparer les Vases communicants (il me l’avait gentiment proposé il y avait déjà un bail), je pris mon vélo (celui pour dames, car celui pour messieurs est devenu, curieusement, trop grand pour moi) et roulai sans tarder jusqu’au bord du canal aux alentours de Lizy-sur-Ourcq afin de retrouver, le temps du passage d’un Airbus A 380, les tremblements heureux de ma mémoire en vrille. Au retour, j’ai mis sur la platine l’intro de Back in the U.S.S.R, mais ça, vous n’êtes pas obligé de l’enregistrer.
Texte et photos : Dominique Autrou.
Les autres Vases communicants sont ici. Merci à Angèle Casanova pour son travail de recension, et une pensée vers Brigitte Célérier.
Ces vies antérieures ne se sont pas décomposées avec le temps retrouvé, la bicyclette ayant fait son office just in time. Les fenêtres de la mémoire sont sans doute irremplaçables.
Toutes ces vies passant à tire d’aile, plus vite qu’un éclair blanc déchire le ciel laissent derrière lui une blanche trace, sans regret puisque ce qui compte vraiment, c’est le plaisir de les avoir vécu…
Merci pour le plaisir de lire votre échange et les photos !
L’épair de six vies dans l’épaisseur du temps… Bel effort de narration loxodromique (!)
Merci à vous pour le passage dans cette pâte feuilletée
Merci à Piero pour la ferveur de l’échange, la saveur des mots tout autour
[…] avion dans les airs ? » (certes, Dominique Autrou, lors du dernier Vase Communicant en a posé ici un) mais je cherche le « mien » : Hawaï l’offre (comme elle a vu naître […]