Pendant le weekend

Sans titre

 

A mon amie O.,

J’écris pour ne pas oublier. L’hiver n’est pas si rude, mais dans le studio où il y a quinze ans s’éteignait un type (inconnu au bataillon je ne possède de lui qu’une collection de timbres

collec timbres 220115

laissés là par les héritiers-je crois une héritière, je n’en sais guère plus) dans ce studio du même étage que celui où elle vit désormais, elle mon amie de soixante années, « immeuble de haut standing » dit l’annonce, studio qu’elle avait trouvé pour ma mère dans ces temps anciens (c’était le temps où on lui portait le journal sur le plateau de son petit-déjeuner, un autre temps, un autre siècle et presque une autre ère), dans ce lieu donc de deux fois onze mètres carrés où vit à présent une autre personne, je ne mets pas au court bouillon ma rate, non, cette personne-ci s’en ira, oui, elle s’en ira avec son fils, le parc et la valise à roulette, les fumées de cigare qui passent sous la porte, les odeurs d’ail qu’on fait cuire qui lui viennent on ne sait d’où, les infiltrations dans le placard, la moisissure, « là, voyez monsieur » me disait-elle, et là, rien, il n’y avait à voir rien… Bientôt elle s’en ira. Elle sera remplacée, le gardien m’a dit connaître quelqu’un qui, dans certaines conditions, je ne sais pas, je sais que le voisin du deuxième, au téléphone me disait un jour : « qu’est-ce qui vous a pris d’introduire cette personne dans ce building ? » avec ce petit sourire dans la voix qu’on peut reconnaître, parfois, chez les Anglais ou les sujets de sa Royale Majesté

E2 1952

(dont il est, je crois, je ne sais pas bien, je ne connais pas ces gens-là, je ne veux pas les connaître, je n’aime pas ce quartier, je n’aime pas m’y trouver, depuis des années il s’est empreint de l’odeur de la mort, ce studio qui est l’émanation de l’assurance-vie souscrite par mon père, ce deux-pièces où elle vit à présent dans la chambre où mourut ma mère, la disposition du lit, contre le mur du fond), elle me disait : « je suis bien dans cet hôtel, tu sais… » , et je la regardais sourire, je la regardais vivre, « c’est toi qui m’a apporté ces fleurs, c’est toi ? » disait-elle

roses 21 01 15

faisant mine de les découvrir pour la troisième fois dans les quinze ou vingt minutes que je passais avec elle, elle était là, allongée « je sors tous les matins faire mes courses, tu sais… », ah oui, je le sais, je le sais bien, il y a bien au ciel aussi des étoiles quand le soleil s’éteint, oui, je sais bien, les avions laissent des traînées d’eau gelée « au revoir…! » disais-je, voyant passer ces aéronefs au ciel bleu tendre chaud sec et doux de Carthage, avais-je seulement six ans, j’écris pour ne pas oublier mais je ferais mieux, bien mieux de cesser de penser à ce short message service qui m’annonçait, hier après-midi (je cite pratiquement  sic parce que cela m’est important) : « O. a eu un petit avc en décembre alors stp évite de sonner car elle ne comprend jamais pourquoi le chien aboie et veut ouvrir la porte comme à l’hôtel… ») nous étions le 21 janvier, (222 ans plus tôt on coupait cette tête sur une place devenue de la Concorde, cette tête qui était revenue sur une pièce à un maître des postes quelques mois plus tôt, vers le 22 juin 1791, il semble), (pourquoi le chien aboie-t-il sinon parce que passe la caravane ?), je m’en étais allé, au ciel était un bleu doux, sur la rue s’entassaient tours Eiffel

tours Eiffel 130115

et faux carrés de soie,  j’ai marché dans les rues, j’ai croisé ici

4 portes

cette 4 portes (les ministres d’Italie se trimballent aux frais de la République dans de telles berlines), tu sais, marcher pour moi a quelque chose de la sensation de ne plus vraiment vivre, ou de vivre tout entier, enfin quelque chose en dehors de l’ordre de marche du monde, en dehors de cette discipline d’airain que nous subissons, sphincters et rythmes pas même de nous connus, nous avançons dans la vie

escalator 220115

les années se succèdent, les pleurs, les larmes, les gouttes à nos fronts de sueur, et froides dans nos dos, nos humeurs se fondent dans un passé et des sourires qu’on oublie aussi vite qu’ils ont été présents, nous marchons, j’étais rue d’Aboukir (un sapin mort)

sapin d'aboukir

puis de Turbigo

turbigo 210115

ou 4 Septembre,

cour des fabriques 220115

était-ce avant je ne sais, suis-je donc passé par la rue de Rivoli au droit de la Samaritaine

samaritaone 130115

la j’arrivais aux Arts et Métiers, je marchais, j’avais aux lèvres ce goût disparu, j’ai demandé le nom, le téléphone du médecin, ce matin je l’ai jointe (c’est une femme, oui), elle m’a dit « les analyses de sang sont conformes, c’est une personne d’un grand âge… », oui, je sais bien, il y a dans les rues cette odeur difficile à déterminer, ce n’est que celle que je ressens, je suis sorti, téléphoné à mon frère, hier soir j’avais d’autres nouvelles, ce fut assez vite Belleville

belleville de nuit

la nuit venue, les lumières encore sur les arbres

belleville de nuit2

en début de semaine j’ai joint A. qui m’a dit « cette année, j’ai sans doute un séminaire à Paris, je viendrais te voir », oui, viens s’il te plaît, et bien sûr, hier soir, le restaurateur faisait une photo des trois Anglaises ou Australiennes, je ne sais pas

restaurant 21 01 15

ce matin, j’ai croisé une de mes filles, je lui ai tapé dans la main, on a cogné nos poings, on a discuté devant le café, elle m’a dit « je n’y arriverai jamais… » tout en laçant ses chaussures, on a échangé des sourires  parce que la vie est ainsi chez les humains, on se comprend sans trop de mots et quand même il n’y en aurait pas, on se comprendrait aussi, j’ai fait tourner un fado tout en me demandant comment j’allais faire pour affronter ce qui va arriver, dans le ciel étaient quelques nuées et quelques oiseaux, je n’ai pas fait comme d’habitude, compter ceux qui passent au droit de l’antenne de télévision de cet immeuble qui borde le faubourg, non, j’ai regardé l’ambulance qui stationnait dans la rue, j’ai écouté Antonio Zambujo qui disait (en chantant) :

« l’amour ne nous est de rien
il éclaire la tempête mais très vite se supprime
et plus grande ensuite
est l’obscurité, la nuit sans fin,
vague après vague ».

Au ciel, il y avait une promesse de neige, j’ai fermé l’ordinateur, j’ai cessé de (ne pas) croire en l’avenir, j’ai regardé sur le dos de mes mains ces taches qui marquent que mon âge avance comme le sien, j’ai attendu, doucement, et puis, au travail, je me suis remis.

sapin 130115

 

 

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1 Comment

    On annonce de la neige pour ce soir à Paris : les photos vont utiliser automatiquement des « pellicules » noir et blanc – c’est beau, la technique !