Les photos de l’esplanade
(Titre qui me fait penser aux Gaietés de l’Escadron) (qui n’a rien à voir alors, circulons)
C’est un lieu où je ne vais jamais, je n’aime pas, au vrai, ce quartier, cette place ceinte de bars et brasseries, pâtisseries salons de thé et autres enseignes hors de prix, où aboutissent rues et boulevards tellement chics, où un simple regard suffit à comprendre le paraître de l’argent, de la prétention, de la contrefaçon. En tous cas, le luxe n’est pas dans mes désirs, je ne fréquente pas le triangle d’or un peu plus loin non plus, ni la rue Pierre Premier de Serbie où siègent nombre de productions cinématographiques non plus que l’avenue de l’Alma par où cette autre, dite Albert de Mun où, il y a quarante ans, on allait à la cinémathèque où, pour un franc, on pouvait voir un film parfois incunable, parfois commenté par Henri Langlois (à présent, il en coutera six euros cinquante mais on aura, pour ce tarif quarante fois plus élevé si on compte bien (mais c’est vieux jeu) (ça ne se dit plus), droit à un catalogue luxueux des films à venir dans les deux ou trois mois). On sortait vers minuit ou une heure du matin, on attendait le soixante trois, et je me souviens de Joseph Fontanet mort d’une balle perdue, dans ce quartier ou peut-être de l’autre côté du fleuve, on voyait passer des jeunes gens en jeep qui fracassaient les abribus de verre, c’est une sorte d’enclave, c’est un lieu touristique, les voitures valant trente années du salaire d’un smicard se garent là (un smicard ? késako ? 1200 euros/mois), y déposent riches héritiers qui vont se marier, viennent ici prendre une photographie qui immortalisera le moment.
Je n’ai jamais aimé ce quartier, ça n’intéresse que peu, certes, mais j’y suis allé voir une exposition, puis une autre. Mon amie aime à fumer des cigarettes (moi j’en ai fini de ce plaisir il y a dix ans), et nous y sommes venus en métro, on sort et on se promène : il ne pleut pas, il y règne un soleil grisé, sous la tour Eiffel brille la Seine (on ne la verra pas ici), les voleurs d’images ont suspendu à cet ouvrage de fer marron boulonné de trois cents mètres (et quelques) de haut une balle de tennis à l’image de leur égo, et certains travaillent.
Comme on voit, il y a là deux photographes, l’un en noir (droite cadre qui se positionne), l’autre en blanc et bleu près du couple qui indique, renseigne, propose, discute, argumente, commente, rassure, convainc et va se mettre en place (une photo, c’est un cadre, et dans le cadre on trouve des plans : au premier, on mettra les jeunes mariés, derrière la tour)
Le métier est parfois risqué. Il faut prendre des poses. Il faut savoir dans le cadre faire entrer l’entièreté de cette construction (idiote, inutile et métallique mais ça, c’est Paris). Le photographe de noir vêtu quand à lui sacrifie à la mode du « selfie » comme on voit (entendu dans le poste un bavard raconter que le mot avait fait son entrée au dictionnaire d’Oxford : on postera l’image sur le réseau social et ainsi prouvera qu’on y était – on peut noter l’ampleur de la fierté de porter un attirail dit de professionnel)
On dira que je ne fais rien d’autre : oui. Sauf que je ne suis pas dans le cadre (mais on y trouve, à gauche, le dôme des Invalides – que d’or, que d’or- et celui du Panthéon caché aux yeux des touristes- selon toute probabilité, on creuse au milieu de l’édifice une tranchée de vingt centimètres de large qui, en deux parties égales sépare les restes des grands hommes auxquels la Patrie reste reconnaissante). L’idée du narcissisme ambiant dans laquelle flotte et croupit notre époque a quelque chose d’écoeurant. Continuer cependant à exprimer ce qu’on ressent, en soi, sur cette esplanade à voir ainsi deux êtres humains côtoyés par deux autres à leur métier dans une circonstance de la vie qui symbolise parfaitement la perpétuation de l’espèce à laquelle on doit bien reconnaître appartenir.
Suivre les consignes (avancer, pas trop vite, ni trop rapidement, continuer sa route, rester dans le cadre)
oui, aller plutôt par là, vers la voiture qui stationne sur la place (il s’agit d’une de ces évidemment trop longues berlines américaines, celle-là sera de la couleur de la robe de la mariée, à moi que ce ne soit de celle de la cravate du), aller par là, sans se préoccuper des directives du photographe qui, lui fera son cadre
(ils y sont toujours, allant vers leur destin, vont avoir beaucoup d’enfants et on leur montrera les photos à la veillée) faire comme si, oui, une contreplongée, voilà avancer, reculer et bientôt, oui comme ça oui
presque tout à fait disparaître…
non ça aurait été dommage – nous n’aurions pas eu ce billet
Il existe un célèbre tableau titré « Les Mariés de la tour Eiffel ». On peut effectivement préférer le regarder.
Je rajoute sa reproduction : Chagall n’utilise pas ce rose écœurant, sans compter les fleurs qui doivent s’accrocher au capot, aux portières, au coffre et aux pare-chocs de la limousine – contemporaine – garée sans doute pas loin.
Riches héritiers pensez-vous : je n’en suis pas sûre du tout : s’exhiberaient-ils en pareil lieu ?
@brigetoun : :°))
@Dominique Hasselmann : oui, ce tableau figure aussi ici … Pas de doute que c’est un beau jour…
@L’employée aux écritures : devant la tour Eiffel, c’est quand même un minimum (on pense au potlach, peut-être…) Merci de votre passage, Employée.