Briques rouges
Quand il est arrivé, on lui donnait six mois. Les médecins lui avaient sans doute parlé de cette affaire-là, mais six mois, ce n’est pas tellement long quand on y pense. C’est à peine le temps où, lorsqu’on sait qu’un enfant va naître, on ressent cette sensation que plus rien d’autre n’a d’importance que lui et cette naissance dans les trois mois qui viennent. Voilà bien cette histoire-là, et arrivé en janvier, il fit venir sa famille en juillet : il était encore en vie, mais pour combien de temps ? On n’en saurait rien. C’est ici qu’il avait trouvé du travail.
L’usine n’avait pas cette allure : en réalité elle n’occupait peut-être qu’un cinquième de sa surface d’aujourd’hui (les clichés capturés ici par le robot datent de 2012, soit cinquante deux ans plus tard). Elle se présentait pourtant à peu près de la même façon qu’ici : un bâtiment de briques rouges et minces, une entrée d’apparat, qui cachait l’ampleur de l’installation. Il y avait sans doute quelque chose qui devait en indiquer la marque. Elle venait des Etats-Unis, la maison mère (comme on dit) était installée à Akron, une ville du nord mais au sud du lac Erié et à une vingtaine de kilomètres de Cleveland bord du lac. Un quartier géant de cette ville est dédié à la production de ces pneumatiques de voitures camions ou tracteurs. C’est là, devant l’entrée on garait les voitures et les directeurs entraient la leur dans l’enceinte et la garaient devant la petite entrée au flanc de l’usine.
Ca a changé, un autre parking a été installé, l’usine a grandi, beaucoup. Au début, il ne devait pas gagner trop d’argent avec ce travail, il avait appris à parler anglais avec la méthode assimil disque noirs et rosace rouge, petit livre marron façon cuir, « my taylor is rich » et a fini par garer sa voiture à une place marquée de son nom. Les arbres devant l’usine et la pelouse.
les barbelés. On distingue la petite casemate devant l’entrée, à droite de cette image. Au dessus, la marque de pneumatiques.L’entrée se présente
Dans cette ville, de nombreuses habitations sont construites de briques rouges. Il n’y a pas donc tellement de surprise à trouver ici cette matière. Mais en regardant les images du robot de cette ville-là, cette ville d’où vient cette façon de créer des produits destinés à l’automobile, au camion, au tracteur, une chose apparait.
A Londres, le Royal Albert Hall… Les briques, rouges, les pneus noirs de carbone,
Un peu partout, ici l’entrée du site
ici un rond-point
ça vous a quelque chose de comment dire ? grandiose ? des arbres, de la pelouse, d’autres immeubles
tellement semblables, ah pas de souvenir d’un voyage qu’il y aurait fait, pas de souvenir
peut-être que comme ici, les photos sont prises le dimanche
on y voit peu de monde, les entrées sont désertes, parfois je me dis que là-bas comme ici
ces ciels sont gris, ces fenêtres ouvrent sur des bureaux, je me souviens de l’usine, je me souviens, j’avais seize ans, travailler, les vingt deux minutes pour manger, les pointeuses où les heures sont divisées en cent parties, les premières années de la vie, quarante cinq ans de ça, une bonne marque, sans doute mais les portes aujourd’hui se sont fermées après des batailles homériques pour arracher des indemnités, appropriation des moyens de production, séquestrer les cadres dirigeants, ça n’aurait pas pu être lui, il aurait quatre vingt dix ans aujourd’hui, mais ici, derrière ces mêmes fenêtres, gardées de barbelés, pour faire vivre sa famille…
et derrière cet apparat un métier de chien
Manière de gagner des briques, pour les dirigeants.
Vu il y a quelques jours à la télé, sur un des sites restant de Goodyear France, les ouvriers qui avaient transformé le logo de l’entreprise en « BADYEAR ».
(Ces robots photographiques, être « vigilant » : ils ont été infestés par la NSA !)
[…] devant la rue il y avait une Cadillac, il y avait des voitures et le travail de mon père, cette usine, le taureau et le cheval cabré, la jeunesse et les lions (on en est à […]