Carnet de voyage(s) #56
Il y a une façon de se souvenir de ce qui a été, c’est la photo (tout aussi fausse que les autres façons, évidemment). En faire donc plusieurs (cela s’appelle une série : parfois, comme en mathématiques, elle a un pas, une raison, une pulsation comme une onde de Planck). Par la grâce d’un étourdi, probablement, les terminaux vocaux de nos jours sont équipés de cette cellule, objective, déclencheur et mise au point, contrôle des blancs et j’en oublie : dans l’un des plus simples appareils, tac, on garde quelque chose du film, de la situation, de la nuit portée
sur l’église Santi Apostoli (c’est la lune, oui)
au bout de la strada Nuova (rue nouvelle), je n’ai jamais su rive gauche ou rive droite du canal, dans quelle condition prétendre aller d’un sens, ou de l’autre, je ne sais pas, assis sur un banc (ils sont rares pourtant) , nous attendions à l’arrivée, puis c’est devenu comme un point central, en partant sur cette place, trouver le cinéma, le restaurant, la boutique de sandwichs, deux tramezzini, deux spritz (campari) vingt euros sur la place (si nous avions été au Florian, c’en eut été cinq fois plus, la peur n’effraye pas le commerçant vénitien non plus que le ridicule), ce sera pour ce soir, mais ce matin
à travers la fenêtre
les grilles
la moustiquaire (qui n’arrête pas les insectes
mais sur laquelle l’objectif fait ce qu’on a coutume de nommer le point)
j’essaye de capturer l’indigène (difficile à reconnaître, la part des choses, un cartable ou un cabat, un foulard serré sur la tête ou une décision dans le pas, l’absence de lunettes-chapeau-plan-sac à dos peut-être) sans y parvenir, ici
est l’une des seules villes du monde où on va au cimetière en bateau
ce n’est pas par la terre ferme qu’on rejoindra sa dernière demeure comme dit l’autre
et ici elle se nomme San Michele (terrasser le dragon, prendre en photo l’indicible au loin, magnifique merveille de la compréhension de l’humanité : marcher sur Fondamenta Nuove le plus beau quai de Venise, oui)
elle n’est que le matin au soleil quand il en est, la photo capture mais sans injonction, sans impérieuse prison, les ombres laissées par ceux qui passent et parcourent les rues, marchons allons, bateaux, toujours
lagune, vagues, écumes
c’est que cette cité, cette ville (on trouvera plus d’un million de pilotis pour soutenir la Salute, je ne savais pas), une ville une cité, je l’aime avec ses vaporetti et ses chauffeurs conducteurs capitaines (?)
ceux qui annoncent la station, la gare, San Angelo sur le grand canal en son S à l’envers, Redentore sur la Guidecca
face à nous Dorsoduro le quartier que je crois préférer
les zattere (les quais de Venise qui bordent le canal de la Guidecca), marcher monter des marches se retrouver sur un pont
un autre, des portes donnent sur le canal, d’autres encore, comment se nomment ces piquets qui indiquent les entrées
les amarrages pour accéder aux palais, il fait tu vois beau, regarder aussi l’eau, en mettre la moitié ici
en face c’est l’église Gesuati (ce n’est pas cette image, non) , en face que nous parcourerons tout à l’heure le quai sur lequel on démonte les restes d’une fête, probablement pour la biennale ou la mostra, il y a toujours quelque chose d’indécent à voir ces tentes blanches dans lesquelles bijoux robes habits fracs parfums heureux du monde se pavanaient champagne et canapés cigares et regards compassés, démontées donc ces tentes par ces hommes en marcel, suant et éructant, le bruit, les cris, le canal qui borde impassible, mais les bateaux passent et vont, les taxis à cent vingt (ce type, dans les soixante, t-shirt et pantalon à carreaux, avec ses deux valises, le chauffeur qui les lui descend, qui tend la main, le portefeuille dans la poche arrière fermée d’un bouton, les deux billets de cinquante et le billet de vingt, pliés en deux changent de main, merci à peine, on s’en va on continue mais il faut regarder et noter, Venise n’est pas bon marché, non) il fait bon marcher au soleil, il y en a, des hommes travaillent à refaire ce mur
ici, sur un banc, à nouveau, oui, l’accordéoniste se repose, s’assoupit et se repose, on le capture à l’aveugle (c’est ainsi qu’il se cache le regard), il est temps de continuer à marcher
regarder pour JK. les portes, tenter d’en attraper quelques unes
c’est ce vert qui se rapporte à l’eau des canaux
cette terre de Sienne et ce bordeaux
ces ocres et ces briques
ces découvertes roses, cette ambiance inimitable, ces pavés, ces marches, cette joie de ne plus entendre de voitures, de bruits, de ne plus sentir ces effluves de pétrole, doucement croiser des masques et des fauves
miroirs en oeil de poisson, s’arrêter sur le campo Santa Margerita
rester un moment là, à attendre que les nuages avancent
il fait doux sur la lagune, au loin, plus loin encore le lido l’Adriatique qui sous le soleil ploie sous la bora, il y a longtemps que je t’aime disait la chanson
oui, longtemps, pas de raison que ça s’arrête, elle est là depuis des siècles, si l’eau monte, elle disparaîtra, peut-être, qui peut savoir, le GIEC ? Il y a longtemps que je t’aime, oui, Venise, alors probablement, à la prochaine fois, arrivederci
oui, si, l’absence de voitures (seul, le bruit des valises à roulettes des touristes dans les petites rues, ceux qui cherchent leur hôtel) et les couleurs des immeubles anciens le jour, et celle de l’eau – verte, inimitable – Venise et sa Fenice : théâtre qui semble si petit (en façade) que l’on croit voir y entrer des marionnettes, Venise, la gare les pieds dans l’eau, Venise de Casanova et Venises (au pluriel) de Paul Morand, ou celle aussi de Philippe Sollers que l’on méprise pour se donner des grands airs, Venise des photos aussi nombreuses ou plus que ses pilotis car chacun pilote son appareil photo : au doigt, à l’œil ou à la godille.
ah je n’ai pas eu l’avantage (c’en est un apparemment ?) de lire le (ou les) livre(s) que philippe sollers a consacré(s) à Venise (ça ne m’a pas manqué, c’est vrai) mais lors de mon prochain voyage, je pense que ce sera fait (si Dieu veut) (comme disait ma grand-mère -en arabe- je l’aime toujours celle-ci)
Je me souviens de ce cimetière complètement « isolé » (Stravinsky s’y est fait enterrer), et surtout de ses innombrables allées de columbariums en béton qui semblaient soutenus par des cyprès, avec leurs façades entièrement quadrillées de fleurs artificielles dans des demi-pots encastrés. Mais évidemment, ce n’est pas ça qu’on retient de la Venise magique… Merci pour ce doux flachebaque.
Ce sont des palines (les poteaux)