Douze
Vient un temps où il est bon de se retourner, de regarder un peu le chemin parcouru (ici il y a eu, m’indique WP, 393 billets qui précèdent celui-ci, le premier date du 3 octobre 2009, c’était au temps où on imaginait se servir du blog comme d’une boite aux lettres relatives à mélico – cette « mémoire de la librairie contemporaine » qui s’est endormie : pour une mémoire, c’est plus simple, ça n’en fait pas des tonnes, une mémoire, normalement, ça reste là, et ça envoie parfois quelques bribes à la conscience), pour anniversaire, on pourrait décréter que le 3 octobre (comme le 30 avril désormais IRWD) sera le jour où le souvenir de cette « mémoire » se sera raccourci. Ici, il s’agit du blog pour les commentaires (sur mélico, on n’en pouvait pas laisser, ça nous paraissait absurde), on regardait par la fenêtre, on se disait « d’accord, mais on le fera juste pendant le week-end », « allez zou » a fait HC, et ça a été parti. Voilà tout.
C’est ainsi que se passent les choses, on est là, on n’attend rien, on n’a plus envie de rien. On achète quelque chose à manger, pour le soir, on pose ça dans un sac rose. On en est là. Sur le banc, on a posé son sac. Il est tard, on s’assoit, on a fait une escale au tabac du boulevard (il est face à la bibliothèque Villon – elle serait Desnos qu’elle n’en serait que mieux, mais elle est Villon), on s’est assis. De sa poche on a sorti une pièce, un euro ou un demi (de là où je suis, moi, je ne vois pas) et puis on a attendu que le soixante quinze passe. On s’est assis, mais le banc n’a pas de dossier, ça ne fait rien. Pour tenir, on lève un peu les talons. On a commencé à faire agir la pièce sur le revêtement (ce doit être quelque chose comme du plomb, je dirais moi) du ticket (moi, je me souviens des dixièmes des Gueules Cassées, je me souviens de Vidal et les siens, quand il a gagné à la loterie – Vidal, c’est le père d’Edgar Morin, je l’aime bien, c’est un vieil homme qui s’en va à Troyes acheter des chaussettes pour les revendre dans son magasin)
ah, je ne suis pas spécialement sûr qu’il ait gagné (je ne joue pas, mais je vois de nombreuses personnes jouer, j’aime regarder les joueurs en réalité, il y a quelque chose comme leur vie qu’ils sont, là, en train de miser), derrière lui une femme noire s’est arrêtée, elle a posé son sac, elle a l’air de se reposer un peu, mais elle ne s’assoit pas (tout à l’heure, oui), il s’est arrêté, une autre femme s’est assise, comme il n’y a pas de dossier au banc, elle s’est appuyée au soutien vide de la barre en bois qui a disparu
lui, il tient, il a les jambes croisées, tout à l’heure il se tiendra les genoux, elle, elle est là, là avec son téléphone (lorsque les gens parlent au téléphone, il n’est pas rare, et il est même fréquent, qu’ils aient pour les objectifs qui les capturent des regards francs, directs, loyaux et massifs : ils ne les voient pas, c’est pourquoi)
elle parle, c’est sans doute une discussion intéressante, ou alors sans intérêt mais prenante, ou alors avec sa fille sa mère ou son amant (à elle, pas à sa mère) (encore que) , il est sept heures du soir, c’est peut-être avec son mari mais c’est le printemps, la place du Colonel Fabien roule sous les pneus des autos et des bus, on attend qu’il vienne, mais il tarde, on ira à pieds, tant pis, on est de plus en plus nombreux, qu’est-ce que ça peut être long, parfois, l’attente et dire que ce ticket ah, le voilà (la capture des indigènes est souvent rendue plus difficile encore par la voiture qui se jette
dans le cadre) et puis voilà que l’autobus (soixante quinze il m’a semblé) s’en est allé et que l’appareil photo s’est mis en rideau, comme on aime à le dire, évidemment au moment où il ne le faudrait pas, mais n’importe comment, ils sont tous montés, ils se sont peut-être un peu bousculés, une place assise (je me souviens de cette vieille femme, dans le Vintimille- Limone, qui montait je crois à Tende et qui hurlait « posto!!! posto!!! » pour qu’on lui libère une place, car il est normal que les vieilles personnes s’assoient dans les transports en commun, c’est ainsi que va le monde), l’autobus est parti : la conversation, elle, s’est prolongée, elle est encore là
pas certain qu’elle attende le bus, le type est à côté d’elle et lui m’a vu, je pense, mais je n’ai pas fait attention, d’ailleurs je ne fais jamais attention aux personnes que je photographie
je les photographie (ce n’est qu’au cinéma que certains de mes contemporains enveniment les relations, mais je cesse puisqu’ils sont indisposés par mon manège) et ensuite, je recadre, je fonce, je suggère, je contraste, j’élabore et je maquille, je ne veux pas (trop) qu’on les reconnaisse, ni qu’ils se reconnaissent (ils ne viendront jamais voir leur portrait ici tiré mais on s’en fout) ils sont sur ce support diaphane qui n’existera plus lorsque l’électricité ne sera plus, tout comme elles n’existeront plus lorsque le papier aura disparu, corps et âme, toutes ces photographies, ces moments arrêtés, ces illusions de visages tout à coup expressifs, ces rides et ces traits tout à coup figés là, tout droit sortis de nos imaginations, on les regarde, on les soupèse, on s’en défie et on les range, comme ici, ce billet, trois cent quatre vingt quatorzième de la série qui en comportera autant qu’on en pourra inscrire, hier soir il y avait sur l’avenue Mathurin Moreau
des gens qui s’en allaient (sur cette photo deux s’en vont, là, deux autochtones, la bulle d’Oscar qui s’en est allé à cent quatre ans, Brasilia et l’expo, dis il faut y aller avant qu’elle ferme…), des enfants qui jouaient et des parents qui les invectivaient (ce n’était pas hier soir), il y avait cette avenue qui monte vers les Buttes Chaumont, un peu plus loin la boulangerie où le pain n’est plus en libre-service, le concessionnaire Jaguar, (tu sais cette Jaguar moi j’ai toujours cru que c’était une Daimler), les arbres au loin, les arbres et les ombres, au loin, regarder devant soi, hier soir, le soleil, qu’aille le monde, oui, douze, le temps est passé, c’est mon nombre de lustres ici, au loin se sont perdues les bribes de ma mémoire, je n’ai retenu que ce bref moment, entre un autobus et un autre, je n’ai pas mis de commentaire, je n’ai pas parlé, je me suis aperçu qu’on ne pouvait plus accéder à mélico (je voulais y prendre une photo, celle des neiges et des glaces, mais non) je regarde donc ce qui s’est passé, dehors le ciel s’est éclairci aujourd’hui, il y a dehors cette ligne des toits il y a l’été, il fait doux à présent
dans le cours du billet – parmi le reste – cela qui est si juste: il est même fréquent, qu’ils aient pour les objectifs qui les capturent des regards francs, directs, loyaux et massifs : ils ne les voient pas, c’est pourquoi
(ne comprendrai jamais pourquoi les gens ont foi dans les regards dans les yeux et les poignées de main franches, il suffit de le vouloir au bon moment)
tu me racontes le quartier quand je le quitte pour deux semaines / on se croise à quelques secondes, quelques heures ou jours peu importe / je vois tes photos de chantier quand je marche sur l’avenue / le quartier avance en étoile / la forme d’une ville écrit Gracq : la forme de ce qui s’étend si quelqu’un d’autre le regarde
@ brigetoun : les temps changent et les gens aussi… merci du passage
@ Anne Savelli : (quel patronage…!) (merci, merci) (Col Fab : Orsenna, Farghestan…) partir revenir, voilà notre condition…
Le 75 (ce bus ultra-parisien), tu sais qu’il s’arrête juste en face de chez moi…
J’aime ton « billet » (je t’en fiche le mien) et ces gens sur un banc sans dossier comme il y a maintenant des bancs dans le métro qui n’en sont plus, coupés qu’ils ont été pour empêcher qu’un importun s’y allonge.
La photo urbaine est un art : tu le montres et, finalement, grâce aux blogs et à leur faible fréquentation (je parle pour moi), on est libre de « saisir » les gens dans la rue, sans guère de scrupule.
Place du Colonel-Fabien : l’expo est à voir – un temps où l’architecture était aussi un engagement politique. Maintenant, l’engagement politique est complètement déstructuré : question de mode, sans doute, ou d’objectif(s) et de définition.