Oublier Paris #45
Rubrique(s) : Carnets de Pierre Cohen-Hadria / Oublier Paris / Ville (ma) vue du sol
4 février, 2013 1Ce peut n’être après tout qu’une sorte de journal. Des lettres, des personnages, des intentions et des obligations. C’est en ville que cela se trame, il y a ce type, il va vers un taxi, propose son marché, revient bredouille, c’est la rue du Bac, il me croise, me toise, me reconnaît je ne fais pas l’affaire, non, je le connais depuis longtemps pour lui avoir refusé, une fois, d’acheter la montre qu’il vend à la sauvette. Une de celles, copiée certainement, dont l’autre abruti disait qu’après cinquante ans
il y avait un autre abruti, je me souviens qui disait qu’après trente cinq ans, pour le premier livre ce n’était plus la peine (ce type en atteint aujourd’hui soixante quinze et continue d’exercer ses fonctions de conseiller du prince) : c’est ainsi, la ville, les gens s’y croisent, j’ai pris l’autobus, il y a eu cette femme qui s’est assise sur un strapontin, puis tout à coup s’est levée
elle a rejoint cette autre qui se croisait les mains
« ah madame, lui dit-elle, si vous saviez comme j’ai aimé vos livres… » ou quelque chose de ce tonneau, l’auteure en était tout étourdie, décroisait ses mains, « merci, vous ne savez pas comme vous me faites plaisir » ou à cette aune
il y avait cet autobus qui passait par la gare Montparnasse (ce majuscule G est dédié à l’Employée aux Ecritures)
puis qui m’a amené jusque cette ville au cygne
la rivière est l’Eure, ou seulement l’un de ses bras, le cygne s’en est allé, de retour à la ville et ses chantiers de bataille
je suis allé voir mon amie
lui porter quelques roses comme à l’habitude, c’est que je l’aime assez, oui, c’est que je l’ai côtoyée et la côtoie encore souvent, sur le même monde, la même bataille
les mêmes souvenirs, quelques uns (une tartine, les petits mendiants à la grille en fer forgé, Kaznadar et La Marsa et dans le ciel, cet avion) j’ai fait de nombreuses photographies paparazzo comme disait Fellini et son Huit et demi, le type était dans une conversation, je ne le pose pas ici, un ancien directeur de quotidien, une figure comme on dit, quel droit avons-nous donc de voler ainsi les images des gens que nous ne connaissons que par dire et ouïe ? Aucun probablement, le vol, ceux-ci ou d’autres, qui passent qui ne se sauront jamais là
ils y furent pourtant, on les a pris, ce pourraient être mes grands-parents, les Indiens pensaient qu’on leur prenait un peu de leur âme en les photographiant il s’agit de cela, oui, tout à fait, voilà, un peu de leurs âmes, quelque chose de leur intimité, on rectifie la netteté, il y a cette dimension dans les flous, cette nécessité de ne pas reconnaître ceux qui, ici, sont en public, ils passent ils courent dans la nuit, ils s’enfuient déjà ils n’y sont plus
ils s’arrêtent, celui-ci tient une canne, elle l’attend un peu, des gens de peu, ou de beaucoup, on ne saurait le dire, celui-là a disparu, c’est un fantôme en bleu, je ne pose pas ici de photo d’elle, non, non plus, j’en parle, je pose ici des mots d’elle sur la fin de sa vie, celle que j’avais vue dans son regard, cette voix qu’elle a laissée sur le répondeur « allo, c’était… piero, je t’ai téléphoné pour te dire bonsoir et bonne chance, voilà c’est pour ça que je t’ai appelé et te remercier pour toutes les belles roses que tu m’as apportées, merci mille fois, que dieu te garde et te repose, vis à vis de tout le monde, de tous ceux qui te veulent du bien, entre autres c’est moi, tu as compris, voilà mon petit piero, à bientôt coco, voilà, merci beaucoup » les sonneries elle a raccroché, elle a oublié et le temps s’en est allé, ce n’est pas qu’elle ne soit plus là, elle livre sa bataille
« tu sais quelquefois… », elle est allongée, tu sais quelquefois perdue d’avance, puis « il faut vivre la vie », elle sourit, je m’en vais, le métro à nouveau
y voir des signes, certainement pas, je rentre, au changement cette lumière, ces escaliers qui roulent
cette humanité qui coure et vibre, vit et parle, il fait doux, ce soir, il y a peu de brumes, il y a dans la rue une ouate que formera cette bruine, et sur l’immeuble qu’ils démolissent, détruisent, anéantissent, ils ont étendu un voile de tulle comme Antonioni
J’aime bien le G et le K (pas facile d’attraper des lettres, ce sont presque des êtres).