Pendant le weekend

La fin d’un monde

Je mets en ligne ce texte écrit pour la plate-forme  D-Fiction. écrit dans le cadre d’un concours intitulé « la fin du monde selon vous ». Merci à Hélène et Juan Clemente, Caroline Hoctan et Jean-Noël Orengo.

 

La fin d’un monde.

 

Par où commencer ? La maternité; la paternité. On arrive, on pense qu’on va rêver, le temps passe, on court partout, on regarde les gens et on apprend à se tenir.

On dort toujours un moment, tous les jours, chacune des nuits

à chacun de ces moments-là, on regarde le ciel, il y a là une lune, parfois deux, on regarde les étoiles une ourse et Véga de la Lyre

on apprend à vivre, on regarde le trajet des avions qui se réduit à leurs fumées, brûler, brûler, comme dans une chanson, courir, cours, des champs, des tranchées, des guerres et des membres arrachés, des cratères, « there are all gone into the world of light », le jour de la Saint Amour quarante cinq, et le monde a changé

déjà tout emprunt de ses miasmes, de ses tueries, de ses bûchers allumés par les livres, on concourt à la mémoire du monde, on regarde devant soi si possible au droit,  et nous voilà avançant, blessés, adolescents.

Le monde, mais quel monde ? Il y avait un petit lieu, en plein milieu de ce hangar, une immense usine, il y avait un petit lieu où les gens étaient censés aller fumer (cinq minutes par heure, maximum, prime de douche, nettoyage de l’extension avec un balai d’un mètre cinquante de large, deux francs quatre vingt douze de l’heure, paiement un samedi sur deux, une sorte d’enveloppe fiche de paye dans laquelle se trouvaient quelques billets de banque et des pièces : alors, rentrer à la maison, samedi  midi

sur la table de la cuisine poser l’enveloppe et déjeuner avant de faire une sieste). C’était une zone industrielle où avaient été édifiées de nombreuses usines  nouvelles cathédrales à la gloire du monde nouveau et moderne

des savons et de la lessive, des pneumatiques (pour voitures, camions, tracteurs) des frigidaires et d’autres choses encore qui s’en allaient par camions entiers, semi-remorques, trente trois tonnes, quelque chose, trente cinq ? peut-être, le long des routes de l’Empire d’Europe, les chauffeurs rapportaient d’Asie ou du Moyen Orient l’air qu’ils emmagasinaient là-bas, on ouvrait le tunnel sous le Mont Blanc, ou le Saint Gothar, ces souvenirs me manquent

et il y avait sur le lac, un jet d’eau immense, on se baignait dans cette eau froide, on s’allongeait sur cette herbe qui n’avait pas le goût ni la tendresse rude du sable chaud, brûlant, Salambô ou Gamarth, le ciel uniformément bleu, les banques, et Cornavin au loin, les avions au ciel passaient sans leurs panaches de fumées, ce n’était pas encore les études, ce n’était pas encore la vie de garçon mais la nuit, le rêve en écoutant au loin les bruissements du lac, le quai Gustave Adorf, les lumières de Lausanne au loin, masquées de cette brume odorante que des cygnes, en contrebas, émaillaient de petits cris, de petites plaintes, et de bruits de palmes étouffés.

C’était alors, quelques mois plus tard peut-être, qu’on apprit que le président, de quelque balle dans la tête, le tailleur de sa femme rougi de son sang, la décapotable, et le nom de cette ville qui devint, des années plus tard le titre d’un feuilleton célèbre, le pétrole et ses chocs, bien des années plus tard, mais alors comme lors du décès du vieux général, il y eut une sorte de tétanisation du monde d’ici. Lui qui avait promis la lune a ses ouailles, lui qui avait presque serré la main d’un noir, tout comme un jour

le président d’ici et le chancelier d’outre-Rhin comme on disait dans ces moments-là, de guerre froide, s’étaient eux-aussi tenus par la main, tu te souviens n’est-ce pas, ce sont des photos qu’on n’oublie pas, leurs tailles, de dos, devant un monument, ce sont des photos dont on essaye de souvenir,

mais celui qui, d’une balle ou deux dans la tête avait péri dans sa décapotable, la fin du monde est pour demain et c’était en novembre, pour lui c’était peut-être ce midi, et se souvenir

ce souvenir aussi de cet homme en chapeau qui fait irruption dans l’image, colle son revolver dans le ventre de Lee Harvey Oswald tenu par des policiers, les mains entravées de menottes, et tire, la stupeur, était-ce un rêve ?

Peut-être ne s’agit-il, au fond que de photographies, de ces images qu’on colle au mur, aux morts, un petit cadre doré, rond, quelques feuilles stylisées, deux amours qui le portent, quelque chose sur une pierre noire, dans laquelle les cieux se reflètent et tanguent, le vent qui n’a pas de prise et les éléments qui se bataillent, les saisons qui s’égrènent, le temps qui s’en va

poussant devant lui ces innombrables nuages, ces gris ces blancs, ces nuances qui masquent ce bleu profond bientôt, les étoiles qui apparaissent tout à coup lorsque l’astre s’éteint, on avance dans ce monde, tous les jours, tous les jours

ce ne sont que nos perceptions, ce ne sont que nos sens, leur en donner, tout est là, Nasser, Tito, Nehru, trois hommes et leurs deux petites pochettes, ou alors Habib Bourguiba sur un cheval blanc, son fez ou d’autres images, Che Gevara et son cigare, la barbe et les vêtements du commandant Castro, le casque d’Allende, toutes ces visions d’un monde auquel nous n’appartenons que de loin, des hommes auxquels jamais nous n’adresserions la parole, ils sont trop loin de nous

nous le savons, pour ne rien dire des présidents de firmes, des directeurs généraux de services, de ces hommes (il s’agit d’hommes, toujours, la règle c’est la règle

et l’exception le demeure) qui ne nous sont connus que par la photographie, l’image, la leur serait-elle de nos jours animée, obscène (dans leurs intimités, femmes enfants chiens châteaux voitures de luxe ou de sport campagnes piscines sports d’hiver, ignobles et souriantes) ou assénée comme chez ceux qu’on nomme pour nous des dictateurs (on les nomme ainsi, souvent ensuite, car pendant leur règne, c’est une autre histoire, une autre affaire et les affaires sont les affaires) ou des autocrates, ceux dont on tranchera la gorge presque en direct, qu’on clouera au pilori avant de les brûler, qu’on passera par les armes, qu’on éradiquera comme s’il y avait là la moindre possibilité d’oubli ou de pardon de leurs œuvres, basses, dorées nauséabondes et abjectes…

Préférer dormir.

Images, photographies, cinéma, tu te souviens de cet homme qui dormait ? Les toits de Paris ? Roger la Frite ? Montparnasse, Jean Seberg qui disait, rue Campagne Première « mais qu’est-ce que c’est dégueulasse ? », le petit Doisnel qui volait les photos des devantures des cinémas, « ma mère est morte » comme un couperet, et l’instituteur tout à coup indulgent, des images et des histoires, des photographies de soldats, tenus en laisse, encagoulés et avilis, des images et des photographies, des sourires humains, trop humains ? Regarder la télé, regarder les informations, les documentaires les émissions hebdomadaires comme ces hebdomadaires de presse, cette vie, glacée, en couleurs, ceux qu’on connaît, ceux qu’on reconnaît, les responsables, des hommes et des comédiens, des banquiers pourront parier sur eux, OSS cent dix sept et Georges Valentin, se souvenir de Maurice Chevalier, « et tout ça, ça fait d’excellents français/ d’excellents soldats qui marchent au pas » et de son passage dans « les Enfants du Capitaine Grant », les temps changent, les images sont glacées, Edith Piaf et Jean Cocteau, Dalida et Claude François, les cheveux coiffés, les films de Youssef Chahine, ceux de Francis Ford Coppola ou de Wim Wenders, de Sergio Leone, Yves Montand qui se tient la tête dans « Z » et le triporteur qui s’en va dans la nuit,  on ne sait pas toujours à quoi s’en tenir ni si on a bien choisi, on ne lit pas les critiques qui sont devenues des hameçons de marketeurs, on reproduit « le Ciel pour témoin », on s’arrange pour créer l’envie et le buzz, le monde en est à ce point où il détermine que quelque chose a de la valeur s’il émet un bruit, les acteurs se prêtent volontiers à la promotion qu’ils nomment entre eux « le service après-vente », ils disposent d’une bonne assurance contre le chômage, on a créé pour eux et ceux qui les servent une désignation tout aussi ignoble que ce qu’elle est censée recouvrir, « bourgeois bohême », oxymore catégoriel dans lequel ils se reconnaissent, ils n’hésitent pas à le dire, ils se sentent décomplexés, alors, oui bobo, mais dormir, la fatigue du soir, ou la nuit, ou encore laisser les temps se tourner vers soi, attendre que le métro vienne

se laisser reposer un moment, juste un petit moment, oublier que la force qu’on retirera de ce qu’on aura mangé ne servira qu’à faire tourner quelque chose qui nous exaspère et qui se sert de nous sans surtout ni le reconnaître ni encore moins le dire, « variables d’ajustement » encore un de ces vocables, et s’ils pouvaient terminer comme l’épicier de Germinal, s’il se pouvait qu’encore une fois

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