Sur le bureau #4
Rubrique(s) : Carnets de Pierre Cohen-Hadria / Sur le bureau / Ville (ma) vue du sol
28 avril, 2012 4A O.,
Deux fauteuils semblables ornaient sa chambre. Il y avait là aussi une petite chaise à une table, et une petite de nuit qui lui venait d’une de ses amies (je me souviens de ce nom, propre, mais jamais de son prénom, à cette amie croisée, je crois, au Montalembert), il y avait au mur quoi, au juste, je ne sais plus, l’unique fenêtre donnait sur le fleuve, une vue ravissante sur le musée, elle y vivait depuis le début des années soixante dix, voilà tout, il y avait là aussi des rideaux de toile beige, de la même toile dont elle couvrait les fauteuils, c’est elle qui a recouvert celui qu’on voit ici, sa petite soeur aussi s’entendait à la restauration, l’ébénisterie dont je possède dans le placard encore ses outils qu’elle m’avait donnés, il y avait au plafond cette cage à oiseaux tunisienne, bleu et blanc, et quelques objets que j’ai oubliés mais je me souviens des petites peluches dont l’une offerte par ma fille, un tigre noir et blanc, qui l’accompagnent, je l’espère, je regarde le ciel, et je vois au loin que les choses s’avancent, au loin les saisons, les arbres ou les immeubles dans le soleil
la rue descend, le fleuve, la passerelle, au loin, cette île, d’une rive à l’autre
c’est pendant la guerre qu’elle est née de l’autre côté de la mer, puis du temps où la charrette était tirée de chevaux et transportait début juillet les meubles jusqu’à la Marsa, la maison d’été, ses frères, cette toute petite soeur de vingt trois, le soleil, les saisons passent
sur ce pont un mendiant, un accordéoniste, un voleur qui trouve, sur l’asphalte, tiens, une bague en or, en vrai or, le fleuve va vers l’océan, au Havre, la péniche, Michel Simon peut-être, cette Atalante, l’ancien temps, les vieilles voitures et les chevaux, l’eau toujours froide sur l’évier, il y a tellement longtemps, ce temps qui passe, je me souviens des cieux bleus
la maison de l’avenue du Théâtre Romain, le bleu le blanc, la tartine, le petit mendiant déjà, l’homme en vélo, la quatre chevaux sur le pont du TGM, elle qui partait en avion, les tourtes aux anchois, elle, là, dans ce lit, un lit, un téléphone et le voilà qui sonne, oui, c’est moi, « parce que vous avez toujours été correct… » c’est ainsi qu’on annonce, c’est ainsi qu’on sait, et le temps aussi bien passant, le métro au Palais Royal est à présent sans conducteur
le prendre ici c’est souvenir d’elle qui, en septembre voilà bientôt quatre ans, s’éteignait dans cette chambre, ce lit où bientôt elle s’allongera à son tour, c’est la répétition du traumatisme qui se reproduit, changer à Hôtel de Ville, les gens au téléphone
alors voilà, j’ai mis ce disque de fado, j’ai pensé longtemps à Amalia Rodrigues, à Anna Magnani, ces femmes brunes alors qu’elle est blonde, j’ai pensé à ce couscous d’Aubervilliers, c’est son époque et cet homme, qui sur ce fauteuil, face à mon autre grand-père, son père, cette histoire qui tourne le dos à l’histoire, cette histoire pour qui les mots ne seront jamais de rien, le téléphone sonne, on répond
on en reste interdit parce qu’on ne s’attend pas à tant de brutalité, « elles ont demandé le petit tabouret roulant… », et la voiture, une voiture qui probablement a emprunté le pont Royal, probablement le souterrain vers la place où se trouve l’hôtel où descendait son père années trente, la rue des Pyramides, les arcades et les faiseurs de tissus anglais, l’église de la rue Saint Honoré, avancer et ces rues, Paris et sa tour Eiffel
Chaillot, son palais, la cinémathèque d’alors Albert de Mun, le théâtre, ne se souvenir que des belles choses, oui, ne rien savoir d’autre et laisser aux mots le temps de passer, il y a aussi sur le bureau cette photo de Venise
(je l’ai volée à celui qui parcourt, ces temps-ci, San Francisco), il y a aussi celle-ci, de mon travail
on sonne, on entre, on s’assoit, on attend, on est reçu, on explique, Sam Spade ou d’autres, cette agence non loin du Louvre, ce café où on discourt
passent les voitures et passent les semaines, aujourd’hui il pleut sur Paris, le mois d’avril s’enfuit, tant mieux, vive Mai, vive le jour et vive la nuit, « tu ne peux pas imaginer, cette image restera toujours dans mon coeur », oui, voilà, une image, quelque chose qui se brouille et qu’on aperçoit à peine
des jours plissés, et elle, toujours là, présente et souriante
merci pour cela
merci de votre passage…
Promenade nostalgique… J’ai bien aimé la photo de la tour Eiffel et celle de la porte « Enquêtes », oui, tout à fait ambiance polar et allusion à l’agence Duluc de la rue du Louvre ?
L’image de fin, comme un léger voile devant les yeux.
@ Dominique Hasselmann : pour tout dire, je ne sais pas bien pour cette photo d’enquêtes (mais l’agence dont tu parles est située, il me semble, au premier étage entresol à la Sam Spade ou Fiat Lux ou je ne sais quoi)