Sur le bureau #3
Rubrique(s) : Carnets de Pierre Cohen-Hadria / Sur le bureau / Ville (ma) vue du sol
15 avril, 2012 0Il s’agit d’un même jeu, on commence par la fin (Venise, par hasard, Santa Maria del Salutte, vue de la Guidecca, pour finir par le cent soixante neuvième de la collection). Sens, non-sens, rebours ou endroit, il se trouve que quelques chantiers apparaissent, d’autres non, quelques voyages, quelques souvenirs et quelques années.
C’est à la Guidecca, non loin de l’arrêt du vaporetto, le café, à l’ombre toujours à l’ombre, la mer mais la lagune, on voit au second plan l’ancienne douane reconvertie et on pense aux grèves de la Fnac, on pense aussi aux illusoires promesses, à la gare Saint Lazare
par extraordinaire, peut-être ici aussi on retrouve Lisbonne, la place des Nations le nouveau quartier, l’exposition universelle et le pont Vasco de Gama, l’océan mais le Tage
c’est qu’on n’y sent pas la chaleur, elle y était pourtant lourde et tendue, ne pas sortir avant quatre heures, rester à l’étage du garage à partir d’une heure, les voyages, et comme il faut aussi s’arrêter, ici, le cimetière San Michele, où reposent Ezra Pound (que Bob Dylan évoquait) et Serge Diaghilev (dont le tombeau était visité par Luchino Visconti)
la photo de l’image d’un dessin (les ombres sont celles du balcon), les évocations, hier il faisait gris sur Paris
cette photo du chanteur les jours qui ont suivi sa mort, sa voix, « même dans les chansons cons y’a des choses qu’on dit pas » cette musique, dans le bar de cette cité
il y avait cet été-là des photos de bouches, les serveurs serviles vous servaient à table des boissons onéreuses et rares, on avait l’habitude du gin-fizz ou du dry martini, qui fait penser à Cary Grant ou d’autres acteurs du même style, de ces gens qu’on croise au cinéma mais qui n’y sont pas, dans la liste figurent les photos de métro
oui, comme on voit, les femmes lisent plus que les hommes, on apprend à se servir de son appareil, sans les contrastes, dans la cour l’arbre élagué reprend vigueur
c’était au printemps deux mille neuf, elle s’en était allée voilà à peine six mois, j’allais d’une rive l’autre, comme aujourd’hui, au loin la passerelle des Arts que ne tenaient pas encore ses milliers de serrures et de cadenas, là voici le fleuve
aperçoit-on sur le quai cette silhouette, en manteau, un homme marche, l’Institut, l’hôtel de la Monnaie, au troisième étage elle se repose, son bras enserré dans un plâtre, elle sourit, se remémore les tartines qu’elle beurrait pour les enfants de sa soeur, elle est là, au fond de l’image, tandis que je remonte chez moi, vers Belleville, le feu a pris rue Saint Maur
dans une petite chambre de ce cinquième étage, dans l’hôtel qui jouxte ici la pharmacie, un étudiant de ma connaissance alors terminait sa thèse sur les ex-voto mais je ne me souviens plus exactement , il y avait au rez-de-chaussée un bar où il servait, et dans l’arrière salle une dizaine de billards français où l’on jouait voilà trente ans, un autre ami nommait cette partie de la ville « la petite Turquie » avec une certaine condescendance, au bout de la rue Saint-Louis, l’hôpital, sa cour carrée, l’avenue qui va au canal, et remontant la rue du faubourg, une épicerie et des fruits secs
et là, peut-être plus haut, on découvre un chantier en son commencement
à droite le singe aujourd’hui disparu de Zoo Project, à gauche cette heure et cette date bleue, au milieu la pelleteuse qui ôte les herbes mauvaises sans doute (« braves gens, braves gens, c’est pas moi qu’on rumine et c’est pas moi qu’on met en gerbe… « ), l’homme qui avance et tourne la tête pour n’être que peu dans l’image qui le reconnaîtrait ? pas même lui même, passer et dépasser, il faut avancer, continuer, contre le vent trouver du travail
et continuer encore, le reste qui est le principal, je me suis arrêté au café après les fleurs je me souviens du mépris de celui qui funait
quand il demandait « avec de l’emmenthal, le jambon beurre, n’est-ce pas ? » à la serveuse qui l’appelait par son prénom qu’elle faisait précéder d’un obséquieux et à peine poisseux « monsieur », je me souviens de son chapeau, c’était un lundi, il portait un pantalon jaune de velours côtelé, je me disais qu’il revenait de sa maison du Perche, reprendre cependant les énoncés, les abords et les atours, commencer par le commencement, raconter, essayer de se souvenir et à mesure que les mots viennent les faire entrer en coincidence avec ces images au hasard, ici la centrale que j’aimais
les photos magnifient les réalités, les mots n’en rendent pas compte, aujourd’hui elle a disparu, poursuivre le boulevard de la Villette, on y détruit
une vieille structure d’acier rongée de rouille, les phares allumées en plein jour de la pelleteuse transformée en marteau piqueur, l’homme au casque, entre l’étude et le restaurant chinois, les arbres et les taillis, à deux pas la bibliothèque, en face le Suédois assis sur son sac (il est d’Irlande), ce n’est que cette réalité là qu’on essaye d’accrocher
se saisir des mots ou des images comme du béton, attendre qu’ils prennent, qu’elles se dessinent, attendre et corriger les fautes d’orthographe, regarder le visage du billet, son allure sa texture, écouter encore Aznavour « on se mêle les doigts, on y met tant d’ardeur, que dans un bruit affreux, affreux, le tissu se déchire… », se souvenir de la banque, parceque c’était dans la jungle, transalpine, la construction de maisons, les machines à calculer à rouleau, quarante ans, la jungle
et mon oncle, mes tantes, mes parents, le monde qui s’enfuit bouge et rampe, demain main courante rue de Pali Kao, en aurais-je le coeur ? Il est quatre heures et quart