Pendant le weekend

Le matin paparazzo (les habits neufs)

Il est un peu plus de neuf heures du matin, c’est entre Clignancourt et Orléans, ça se passe à Paris, dans le métro. C’est un train contemporain, le genre de rame qui communique de partout, on passe d’une voiture à l’autre sans s’en apercevoir, on va vers l’avant, vers l’arrière on fait comme on veut ce qu’on veut comme on peut. Ce n’est pas extraordinaire, ce n’est plus la pointe, tout est hasard, rencontre, croisement, la tête peut-être encore dans ses rêves pas encore dans le vrai (ça n’existe pas, on avance), on monte à Châtelet où voilà un gros type qui raconte que: « c’est chez AMS tu sais les cuivres, eh bien elle a été nommée directrice générale non mais tiens toi bien… », on tente de ne plus entendre, mais on écoute et on se tient bien, quand même, on n’entend plus rien. Le type, grand, gros, cheveux poivre et sel, lunettes, imper, peut-être un peu négligé continue mais on ne comprend plus, il parle à celui-ci. On peut noter dès à présent le rasage étazunien, de près, impeccable, sans blessure. L’appareil est en main, on arme. C’est d’abord la cravate. C’est un avantage, une marque, un atout et un signe mâle, la cravate, quand même certaines en porteraient, ça n’en aurait qu’une valeur confirmative de la domination exercée par ce colifichet. C’est là, et ça se noue. Cité.

L’apparition de la figure féminine au deuxième plan est de l’ordre de « Blow up » (Michelangelo Antoninioni 1966, d’après une nouvelle de Julio Cortázar) , on ne la voit pas mais on prend quand même le cliché. On ne remarque pas immédiatement la chemise mais d’abord le tissu de veste, la manière du piqué qui forme l’ourlet du revers, ces quelques points espacés et réguliers, ce tissu de prêt-à-porter peut-être chic, qui rappelle à peine le motif de la cravate, non le ton mais la forme, quelque chose d’une trame fine, oblique, justifiée, bordée presque, enfin une proximité étudiée, probablement, ou alors même pas, ce qui est encore plus étudié puisque c’est intégré sans qu’on en sache plus rien.

On cherche, on tente de comprendre, on s’ingénie à essayer de maîtriser les signes. On a peu de temps. Saint-Michel. Tandis que les pieds sont bien campés au sol, dans une attitude qui rappelle un peu quelque palmipède, les chaussures sont cirées à se mirer, elles aussi en accord avec le reste de l’habillement, le genre, la classe – ou peut-être seulement l’idée qu’on s’en fait.

Sur la droite de l’image, les chaussures, négligées, de l’interlocuteur, qui d’ailleurs n’interlocute rien puisque notre acteur ne parle pas, à peine sourit-il lorsque son ami (c’est sans doute un ami puisqu’il le tutoie) parle de licenciements injustifiés, de recours à quelque tribunal prudhommal et autres balivernes réservées à ceux qui en ont le besoin, sinon la nécessité. Billevesées, semble dire ce sourire. Inutiles mouvements de palles de moulin, aucun intérêt. Encore que, un pli peut-être soucieux au creux de l’âme, est-on réellement à l’abri, la place est-elle si imprenable ? Passons. Le tissu du pantalon, cependant, n’est pas du même tonneau que celui de la veste, on ne le voit pas, mais une imperceptible différence désaccorde un peu le costumé – qui n’en est pas un, donc. Odéon.

On peut se demander l’âge de l’homme, c’est une question difficile qui ne se résoud, le plus souvent , que par la question directement posée (à une femme, ce procédé demande doigté et tact – « ça ne se demande pas, mettez 25…! » disait hier ce professeur de physique qui n’en affichait pas vraiment le double) : le mieux, si on ne peut poser la question, est encore l’observation.

Des mains. La vieillesse est une attaque sourde qui commence doucement par quelques points à peine perceptibles : ici, on peut en déceler un dans l’alignement du petit doigt, sur l’envers de la rotondité légère de la paume. Ainsi, aussi,  dans le prolongement du haut de la main, entre le majeur et l’annulaire (il s’agit de la main droite, on ne saura donc pas si l’individu est marié), cet autre léger petit point, sur la veine, qui marque lui aussi les attaques du temps. S’il le fallait et comme on aime assez les nombres premiers, on lui donnerait en n’ayant pas oublié le début de double menton de la photo cravate, on lui donnerait donc du quarante sept (quarante trois serait du jeunisme; le cinquante et un présenterait sans doute quelques rides supplémentaires dues à quelque démon de midi sur le retour).

On remarquera aussi, outre le reflet de la chaussure, bas du cadre, à gauche, l’assise moins canardeuse de l’interlocuteur, mais aussi la manière de se saisir du tube de ferraille qui sert au tout venant à ne pas tomber lors des à-coups du train : trois doigts comme l’air de n’y pas toucher. tenir sans trop tenir, assurer sans trop le montrer. Ou ne pas se salir. Peut-être. Peut-être surtout, maintenant, oui, la chemise qui affleure presque du bas de la manche, et surtout encore ce pli gracieux du revers qui indique le port de boutons de manchette. Pour s’assurer de cette éventualité, le cliché n’a pas été possible, mais l’observation a affirmé ce que l’intuition avait produit. Le photographe a pensé à ceux de son oncle, qui se trouve dans une petite boite, dans le tiroir du haut de son bureau, il y avait là quelque émotion. Saint Germain des Prés. Le train avance encore, freine, on est bousculé, les gens sortent, vont et vaquent. On se retrouve derrière l’acteur.

Quarante sept, en effet, peu de cheveux blancs, mais tonsure, col impeccable, on ne le devine pas, mais l’homme rit de ce que lui raconte son ami, de face à présent caché par l’acteur lui-même. La chemise appelle les réminiscences de cet homme âgé, lui, maire alors d’une ville de banlieue, résidentielle certes, lequel maire, disparu corps et chemises d’ailleurs, alors godillot du général, achetait ce type de parure rayée par douzaines chez le faiseur dont le magasin matérialise l’un des coins qu’avec la place Vendôme, la rue de la Paix organise, ou presque. « Dès les premiers jours de janvier, disait-il, trois douzaines… Oui, pour l’année, je ne conçois pas la vie autrement… » : il en riait alors.

On n’écoute plus, on se déplace, cherchant à capter l’image de ce qui pend au bras gauche de l’individu, cette sacoche qui en dit long sur son travail, ou sur sa personnalité (on pense à cet atelier où on devait décrire le contenu des sacs), enfin quelque chose, mais l’image sera floue.

Manquée, dommage. Il faut descendre. Les laisser aller, Montparnasse, ou plus avant, Raspail ou Alésia, -mais on aime aussi beaucoup Mouton-Duvernet… on ne sait.

Dehors, le soleil est de retour. Au ciel des avions, des oiseaux. Dehors, un peu d’air frais, enfin.

 

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2 Comments

    petit régal, ou grand régal ou plaisir de l’observation, qui me met en retard pour un examen, mais valait le coup, m’a fait oublier et ‘envole

  • Beau portrait : je me suis souvent demandé pourquoi ce genre de types prenaient le métro, ils sont là comme des boutons de manchettes perdus sur un siège graffité ou accrochés à une barre qui leur fait froid aux mains.

    Il est vrai qu’on a dû leur supprimer les voitures de fonction.