Pendant le weekend

Chantal (2)

 

« La Folie Almayer », un film de Chantal Akerman. 

 

 

 

C’est d’abord le rythme. C’est ce déhanchement, ce type qui chante, les filles (six, dont elle, Nina, la fille d’Almayer) derrière lui qui font le fleuve, les vagues, les flots, le courant, l’écume et l’eau…

L’entrée dans la salle de karaoké de Chen, on le voit de dos, on le distingue à peine

Derrière lui, qui chante comme en direct, ces couleurs de la ville, comme en Californie, comme Hollywood , cette chemise bleue comme les flots, comme la mer sous le ciel quand il l’est, bleu, j’aime le bleu…

Ce sont ensuite les plans, longs, qui s’éternisent, cette femme métisse, c’est Nina, qui chante

Mozart (son père qui veut chanter Chopin, tout à l’heure debout sur la barque), de sa voix d’or… Ce père qui veut de l’or, qui épouse pour de l’or cette femme malaise (il dit « malaise » comme on dirait « malade » lui, le blanc abandonné de tous) qui deviendra la mère de Nina, Nina la petite, qui nage dans le fleuve comme dans le Styx ou simplement à Eden, normalement les enfants jouent dans l’eau, on ne les cache pas, on ne cherche pas à les perdre par l’éducation qu’on leur donnera, on essaye avec ça, de les protéger, de les armer contre la rigueur du réel (on n’y arrivera jamais, mais ça n’importe pas, on le fait quand même).

C’est ensuite l’arrivée du propriétaire. Blanc. Se vêtira d’une chemise marron, fera semblant de se laver, restera adossé à la folie, le bord du fleuve, les bateaux qui s’en vont, les feux d’artifice et les lampions, la nuit, cette merveille tropicale (tropicale ?), on disait le Siam, on disait l’Indochine, mais ce n’est pas daté seulement ainsi

 le père s’appelle Gaspard, l’un des rois mages, la mère Zahira, la folie Almayer…

Il faudra donc donner sa fille parce qu’il faut qu’elle sache qu’elle vient d’Europe, cette Europe-là d’après-guerre, parce que la guerre est passée, ce n’est pas daté mais  il lui faut apprendre à chanter « encore un carreau de cassé » comme les tirailleurs Sénégalais apprenaient  que leurs ancêtres étaient les Gaulois, mais « je ne suis pas blanche » dit-elle, elle debout, sur le bateau, qui fume dans la nuit une cigarette, qui se retourne, qui fume, le fleuve, la nuit, la guerre pourtant, la mort qui rôde, la folie de la mère quand on lui ôte sa fille, on lui enlève la vie, la raison, on lui donne la folie, la folie Almayer, ce nom qu’elle porte donc, celui du père, les plans longs, les images du soleil, la nuit, le fleuve, le bateau, la mort du propriètaire

Le propriétaire, Lingard, massé par Chen, son valet, son boy, juste avant de mourir…

Lingard, le propriétaire, sur son lit de mort, qui flotte (sur le Styx). Debout, son valet, Chen. Deux lumières…

son servant qui fume, « tu les protégeras » sera son viatique, il s’appelle Chen,

on le suit dans ce presque premier plan, cette chanson, Dino

sur une idée volée au LTAG ©

« Sway », on le suit avec lui et son meurtre, et puis l’histoire de cet amour, non, Nina n’aime pas ce chanteur contrebandier, des années après, maintenant et ici

non, mais elle partira avec lui, ailleurs, le père qui tire dans le forêt, en l’air, l’écho,

l’écho de la folie Almayer, là, près du fleuve, le delta, on pense à ce barrage contre le Pacifique érigé par la mère de Marguerite Donnadieu, dite Duras, on pense parce que on a le temps de penser, parce que on regarde ce plan, la barque qui arrive sur le banc de sable, les deux enfants qui s’en vont, assis, là, le père qui marche derrière eux, au loin sur l’horizon, on voit, loin, si loin, la civilisation et ses porte-conteneurs, au loin si loin, et dans l’image le bateau qui entre, qui file sur son erre, eux, ces deux enfants qui s’en vont, elle le sauve, il la sauve, le père qui remonte dans sa barque,  

elle s’en va, ils s’en vont, il ne les suivra pas du regard, il s’en va

 

puis le dernier plan, une telle merveille que le soleil qui entre dans l’image

comme ce père, lui aussi qui s’approche de nous, qui là, dit « ce n’est que de la boue » qui ne pleure pas mais c’est bien pire, il est là, Gaspard Almayer (Stanislas Mehrar, magnifiquement lâche et faible et suant et là, ses cils dans la lumière),  générique de fin et, à nouveau, « Sway »… 

Magnifique. Magnifique. Magnifique.

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2 Comments

    […] Ce sont probablement les colonies qui imposent le rapprochement (mais je ne le fais qu’ici) : « Tabou » de Miguel Gomes m’a fait penser, presque immédiatement à « La Folie Almayer ». […]

  • […] Illustration : Photo de Stanislas Merhar dans « La Folie Almayer » de Chantal Akermann, trouvée – en même temps qu’une très belle évocation du film – dans Les carnets de Pierre Cohen-Hadria sur Pendant le week-end. […]