Retour (brutal) aux mots sauvages
C’est un livre clair (clair comme il en est un obscur, ou une ligne) où le travail est souffrance, mais aussi dignité et respect.
C’est un livre que j’ai lu pour des raisons professionnelles : je travaille sur (ou à) la souffrance au travail. Il en est de mon métier disons : ce n’est ni nouveau ni agréable à regarder en face. Mais il le faut.
Ici, le style de l’auteur est tel qu’on ne sait pas exactement qui parle, est-ce lui ou est-ce Eric, est-ce un autre ou un nouveau ? On sait les participants, on sait la mère et le cadre bleu dans lequel le portrait du père d’un petit sourire; on sait la course à pied (dernier chapitre, comme dans un rêve) (le livre en compte 72, courts, percutants et, parfois donc, haletants…), on sait le travail.
ce que je vois de ma fenêtre (multicoloré)
On sait aussi le temps qui passe. On sait les enfants partis, la femme presque jalouse : et là, juste là, c’est là, juste que ça tient. Car c’est ainsi, ces deux-là s’aiment.
Juste là.
Parce que le travail ne s’exécute pas seulement sur un plateau, comme pourrait le penser (s’il pensait encore, mais il pense pourtant) l’homme au complet de velours lisse.
Rien ne nous dit que, de tout cela, par exemple au hasard, ni Michel, ni Thierry, ni Didier, ni Stéphane seraient partie prenante (non plus que Mick, Keith, Brian, Ian, Charly et Bill, ou même Ron).
Rien ne nous dit que, de tout cela, émane cette odeur de privatisation qui conduit à un « management par objectifs » ou un « management par le stress ». Rien ne nous cache cependant que de ces « ajustements structurels » surgiront des êtres humains qui, par la force des choses -personne n’est responsable : c’est donc que nous le sommes tous- ne verront qu’une seule issue : la fenêtre, le suicide, la mort.
Ce qui sauve sans doute notre héros, celui que nous suivons, peut-être, sans doute probablement, c’est ce « retour » qu’il pratique sur, avec, par et grâce au téléphone : rappeler, aller voir et retourner voir cette soeur et ce frère, et le cadeau fait par leur père et leur mère (un plateau marqué à son prénom, Eric, et une lumière multicolore).
De nos jours « télé » (-phones, -visions, -travail, -transmissions, -achats, -portations blablabla…), que restera-t-il à ceux qui auront été enfantés par ceux que nous avons, nous-mêmes, enfantés ? Sauront-ils que, de nos jours, nous ne faisions plus, sur nos sols, de guerres, mais que nous nous tuions pour tenter de garder et de donner à notre travail la dignité et la loyauté que nous en attendions en retour ? Et, de ce travail, sauront-ils s’abstraire pour, dans un splendide sublime, échapper à son arbitraire ?
Cet après-midi, je suis allé travailler. J’ai interrogé une douzaine de personnes, leur ai demandé ce qu’elles ont vu, entendu, retenu; ce qui leur a semblé intelligible.
Je sais bien, nous sommes dimanche. Je sais bien, c’est le lendemain de Noël. Ce matin, mes enfants, au bout du couloir, dormaient encore. Le travail. Oui.
Une coïncidence : ayant lu hier, à Bailleul, l’article calamiteux de Nancy Huston dans « Le Monde » du week-end, je retrouve ce que j’avais écrit sur le livre de Stig Dagerman (en octobre 2009 sur mon ancien blog « Le Chasse-clou ») et je mettais en parallèle ce qui se passait à l’époque chez France Télécom.
Thierry Beinstingel sait de quoi il écrit.
Tes cheminées sont violettes, peut-être ainsi moins violentes. La température de l’image, sans doute.