Soleil d’hiver, froid de gueux
Il y avait un ciel bleu, je revenais d’un repas Ceylan, Sri Lanka de nos jours, rue Pedronnet : nous n’avions pas fini les portions trop généreuses. Il faisait froid, j’ai changé à Stalingrad, l’avenue de Flandre, la rue Riquet où tout à l’heure je repasserai.
Là, la rue Curial. Le 104. On entre. C’est libre. On traverse la halle Curial (j’aime puisque ça rime), on atteint celle d’Aubervilliers, à gauche, l’atelier 7.
On entre.
On écoute. Déjà, cette master-class (il faut sacrifier à l’anglais) a été l’objet d’un billet : la seconde, non, mais il s’y agissait aussi de la mémoire. Ici, pour la troisième et dernière de ce cycle, une monteuse, qui nous explique que, de trois cent cinquante heures de rush, elle et le réalisateur ont tiré un film de neuf heures et demi. Shoah. Elle, c’est Ziva Postec. Le réalisateur, Claude Lanzmann.
Durée du montage : cinq ans et demi. Seize millimètres gonflés en 35. Couleur. Certaines vidéos, repiquées plus tard, plus ou moins arrachées à des hommes heureux d’être reconnus et rétribués pour ce qu’ils ont été : des meurtriers.
Par cercles successifs, la narration commence aux Juifs, continue aux Polonais, se finit aux Nazis.
Tous des hommes, bizarrement. Un film sur la technique de la mort.
Des images, ici un rescapé qui sourit.
Là, un autre que la balle dans la nuque a manqué, qui marche, loin, et nous devant, à regarder.
Nous à nous souvenir. Nous à garder des images fixes, ou animées.
Des gens qui posent des questions, des gens qui parlent : « Moi je suis italien, excusez-moi, je dois dire que ma famille est morte, assassinée, là-bas ». J’ai adoré les excuses de cet homme. Je l’ai salué en partant.
Non, je ne suis pas resté jusqu’à la fin. J’avais un rendez-vous. Oui, voilà, amoureux, c’est ça. Bien sûr que je préfère la vie.
Dans ces images, pourtant, est passée cette mémoire de mon ami Sam Fuller,
là-bas, qu’un jour d’octobre 80 j’ai rencontré à son hôtel de la rue Christine, la mémoire de son rire, celle de son cigare, de ses cheveux bouclés et blancs, sa petite taille, on aurait aimé le prendre à l’épaule, je l’ai embrassé en le quittant, j’allai sur la rue Riquet et pensai à mon grand-père, à cette ligne qui disait :
228 Cohen-Hadria Victor 16. 9. 91 Rechtsanwalt I2745,
il faisait un soleil d’hiver, un froid de gueux, mes yeux pleuraient un peu du vent coupant
et je pensais à la première armée française, dans ses rangs un transmetteur, mon père, qui jamais n’en pourrait dire un mot, j’allai donc sur cette rue
sans jamais rien oublier, ni de cette histoire, ni de cette mémoire, ni de ces images données avec tant de simplicité, ces mots prononcés avec cette si sensible émotion par Ziva Postec, si gaie dans sa veste bleue, dans la poche de laquelle elle enfouit sa main, parfois, gênée, depuis vingt trois ans, elle n’en parle plus de ce film.
Bientôt, le dix de ce mois, Christian Delage, lui qui a instauré cette masterclass, ouvrira l’exposition dont il est le commissaire, au mémorial de la Shoah : on y parlera d’images, de films, de John Ford, de Georges Stevens, et de mon ami Sam Fuller. Ecrire, c’est pour ne pas oublier
[…] un rendez-vous. Le premier fut au 104, le deuxième au Jeu de […]