machinécrire 1
Un dimanche de hasard, on trouve une machine. Posée là sur la grande poubelle verte des ordures ménagères elle est considérable, un ogre d’écriture à venir ; ce n’est pas la première et, comme on croise des gens sans les rencontrer, quelques semaines auparavant, un dimanche encore, se trouvait, au même endroit, une machine brillamment mécanique.
D’où sort cette machine et d’où sortent les mots qui en sortent ? C’est une machine à écrire. Différente de celle qui nous poste chaque jour, machine d’avant la polyvalence perpétuée où nous sommes, polyservitude ; tous devenus employés de bureau, même à la maison. Depuis le couvercle de la poubelle, cette machine c’est la diversion recherchée aux possibilités indéfinies de l’ordinateur ; spécialisation restrictive, restriction féconde.
C’est une machine à écrire sur, un moment technique transitoire et bref. Prendre la machine à rebours de ce qu’elle signifiât d’industrialisation de l’écriture, d’asservissement, de spécialisation, ainsi de féminisation. Ecrire maintenant à la machine à écrire, c’est accepter le ralentissement et faire de la spécialisation aliénante qu’était la dactylographie une libération. Dactylographie : comme si nous n’étions jamais parvenu à écrire autrement qu’avec les doigts, quoique ; on nous demande pour nous faire vivre une manifestation manuscrite de notre motivation.
Envers du travail, ce qui accélérait ralentit, ce qui embellissait salit, ce qui aliénait libère. Distinguons : ce qui fait salaire est emploi, ce qui fait oeuvre (même incertaine) est travail. Ce ne sont pas les mêmes heures. C’est au travail d’écriture aux heures perdues, perdons, perdons des heures, c’est à l’utilisation des écrivains, des remingtoniens, des underwoodistes que l’on pense.
Cette distinction créait-elle une différence ? Lisons les textes et nous voyons, aussi présent que dans un prospectus publicitaire, un éloge de la vitesse, de la précision, de la netteté ; une mise à distance de l’encre accroissant la concentration sur le texte, une médiation qui donne, par delà la fatigue des poignets et des doigts, par delà le tintement de la cloche en fin de ligne et la claque pour ramener le chariot, le sentiment que le texte s’accomplit de lui-même, s’inscrit comme tapuscrit, si proche de la forme lue, et, dut-il être retravaillé cent fois, ressemblant à ce qu’il sera, finalement. Un siècle écrit à la machine ; à celle de Jean Ray, à celle de Cendrars, des Grands Américains et de tous ceux non seulement oubliés mais seulement jamais connus en leur nom propre. Imaginons aussi ceux qui dictaient à leur femme, leur secrétaire, leur maîtresse, debout, manuscrit en main droite et le front dans la main gauche, comme si cette récitation studieuse de leur création était productrice ; on se prend à rêver, à souhaiter, à être sûr que ces copistes furent facétieuses et d’elles-mêmes améliorèrent, coupèrent, digressèrent ces textes.
Pierre Coutelle – Texte paru initialement le 20 avril 2009 sur commettre, le blog de l’auteur