Pendant le weekend

Le cycliste techno

Monstoult. Un homme. 42, 43, 45 ans . Je ne sais pas. Peu importe, il en fait 42. Petit déjeuner les cuisses à l’air, sur le bord d’une table, dans un café. Il vient de déshabiller son sucre, le mélange maintenant à son café et souffle dessus délicatement pour le refroidir, puis souffle à nouveau, assez bruyamment cette fois, pour que l’on comprenne qu’il vient de conclure un effort physique conséquent, un exploit sportif. Il déplie ses jambes pour parfaire son travail de relaxation. Il souffle encore. Son short moulant, presque brillant, dévoile sans pudeur la forme de ses attributs. Ses cuisses ouvertes, savamment écartées, forment un entonnoir dans lequel le regard s’engouffre inévitablement et me contraignent à poser les yeux sur son entrejambe. Il est fier. Son vélo encore fumant, exposé comme un animal sauvage encore vexé d’avoir été dompté par un maître cycliste, repose sur le poteau d’un feu tricolore. Transpirant, comblé par sa performance, dans l’attente de félicitations, de jets de roses, de hourras et de bravos, l’homme cherche nerveusement dans son périmètre proche quelqu’un à qui raconter son parcours, à qui montrer son chrono. En guise de public en transe le serveur pose devant lui, sans délicatesse, un croissant qu’il pense bien mériter et un jus d’orange pressée qu’il siffle d’une traite. Je m’assoie juste à côté de lui et l’observe encore un instant. Il souffle encore. De la vapeur s’échappe de ses épaules.

Il chausse une paire de lunettes aux doubles branches métalliques vert citron sur lesquelles flottent de petits verres discrets. Ses binocles techno lui donnent une tête d’ingénieur. Il semble les porter, en premier lieu, pour prouver à son entourage qu’on peut allier élégance, originalité et technologie en une seule paire. Il les a choisi judicieusement pour ça et tient à le faire savoir. Il doit avoir des arguments imparables pour expliquer son choix. Il doit parler avec assurance de ses branches en titane à la fois robustes et souples, de ce qu’aujourd’hui on est capable de faire des alliages extraordinaires pour nos objets domestiques, qu’il serait dommage de passer à côté. La largeur de son crâne et la hauteur de son front viennent soutenir l’impression de premier de la classe qu’il dégage. Le mec pas beau mais brillant qu’on imagine aisément servir de tête de turc à l’école. En troisième, Christophe, un garçon de ma classe, avait pris ce rôle. Contrairement à moi, il trainait toujours avec les autres, ceux qu’il appelait ses copains. Eux, ses copains, exploitaient régulièrement ses facultés intellectuelles pour se débarrasser de certains exercices, devoirs, ou exposés embarrassants, mais ne se privaient pas de le ridiculiser à loisir, lui faisant faire les pires âneries, le poussant à effectuer de petits larcins présentés comme autant de rituels initiatiques ou d’épreuves communautaires pour souder les liens fraternels qui unissaient le groupe. Moi, je restais spectateur silencieux de ce cruel processus. Je n’étais pas bon élève, je n’étais pas le fayot de la classe, mais je ne voulais pas participer à cette entreprise. J’étais le type taciturne qu’on ne vient pas chercher parce qu’on ne sait pas comment l’aborder. Puis je n’ai plus supporté l’absence de réaction de ce pauvre gars. Je n’en voulais même pas aux autres, c’était lui l’objet de mon agacement. Comment pouvait-on être un élève si brillant et se laisser berner aussi facilement par cette bande de cancres. Alors je suis sorti de mon mutisme pour tenter de le secouer « Mais putain … Mais réagis mec. Tu ne vois pas que t’es le gogo dans cette histoire »? Mon statut est passé de « mec invisible » à « mec à abattre ». Non seulement le groupe des profiteurs s’est retourné contre moi, mais Christophe aussi. Profondément blessé que l’on puisse penser ça de lui, redoublant de propos injurieux à mon égard, il dispensait ainsi ses amis de trop s’impliquer dans une guerre contre moi et leur permettait, encouragé avec vigueur comme un champion dans une arène, d’assister au spectacle de mon humiliation.

Pour le moment il scrute l’emballage déchiré de son morceau de sucre pour en reconstituer le texte difficilement lisible. Je cherchais quel serait le moyen le plus naturel de l’aborder mais je n’ai pas eu à réfléchir longtemps au problème. A l’affut d’une opportunité, c’est lui qui a engagé la conversation.

– Il ne précise pas grand chose sur la fabrication là-dessus.

– Pardon?

Je fus surpris par cette entrée en matière. Pour moi, un morceau de sucre, emballé ou pas, c’est un cube de sucre, et c’est tout. J’étais déçu par ce début de conversation. Le début d’empathie que j’éprouvais à l’idée qu’il avait peut-être vécu la même expérience que mon Christophe du lycée s’est effacé au profit d’un ennui profond. Il ne m’a encore quasiment rien dit, il m’emmerde déjà. Je m’étais pourtant juré de ne jamais avoir d’opinion sur qui que ce soit avant qu’un semblant de conversation soit engagé.


Sa solution pour quitter la Francilienne :

« C’est simple. A ce niveau, vous reprenez la A104 et dans une dizaine de km, un grand panneau indique A4 Marne la Vallée. C’est l’embranchement qui vous mène vers la A4. Ensuite, facile, direction Paris, si c’est votre destination. C’est ça?

– Je suppose. Mais, avez-vous déjà pris cette route?

– Attendez-voir? Je crois  …oui. Ça doit faire un moment …  mais sûrement … je ne sais plus.

Adrien Villeneuve

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