Quelquefois, des fleurs (Oublier Paris #57)
Il aurait suffit que je m’y mette trois ans plus tôt, juste : C. (elle vit à Londres aujourd’hui) est née en 88, L. (il a ouvert une épicerie dans le 11) en 89 et A. (ma première fille) en 90. Le type avait deux ans quand, sur l’écran on a vu devant un char de la place Tien’anmen un type debout (le début du mouvement des places peut-être), réprimée dans le sang cette incartade, tuer et tuer, encore, mourir, sans raison n’est-ce pas le cas de le dire ?
l’escalator du métro belleville
Et puis, t’en souvient-il, la destruction du mur, là où se trouvait le minuscule (des photos en attestent), pour détruire ce mur-là, Mstislav, entre les deux Allemagnes, ce pays qui avait vu naître ce garçon, il avait deux ans, peut-être… On l’avait prénommé comme celui de la bande, RAF, Ulriche (et je me souviens d’Aldo Moro, je me souviens de ce rôle qu’interprétait Valéria Bruni Tedeschi dans ce film « La seconda Volta » (la Deuxième fois, 1995, Mimmo Calopresti) : mais, tu vois, mon propos comme il s’emmêle ?). Les choses vont comme elles vont, pourtant, dans le couloir j’entends le piano, dehors il pleut, et sur le flanc de la montagne, a-t-on retrouvé la deuxième boîte noire ?
un ouvrier, dans Sloan Street à Londres
La décennie quatre vingt dix, les enfants, les écoles, les recherches, les emplois le travail, le type a grandi, il est devenu adolescent, quel âge a-t-il lorsque ceux qui s’imaginent devenir des martyrs flanquent dans les tours US des avions US avec des passagers US ? Quatorze ans peut-être, c’était un mardi, et bien sûr qu’ils n’étaient pas tous US, quelle affaire n’étaient-ils pas tous humains ? il était trois heures de l’après midi, un appel téléphonique de ma soeur (nous nous parlions encore alors) la télévision, nous rentrions du conservatoire je me souviens, avec les enfants, faisait-il beau, faisait-il si doux ?
Et les avions, que sont-ils devenus ? J’ai cherché le nombre de mouvements, c’est indiqué en milliers, à Charly airport, 465,2 en deux mille quatorze, à Orly (j’aime Orly, pas seulement le dimanche, tu sais) 228 et puis ce sera tout pour les vols civils (on peut compter que, par an, nous dévorons un peu moins de 546 000 minutes).
un employé dans une navette de Charly Airport, septembre 12 ou 13
J’ai regardé doucement le monde changer, j’ai vu sur le dos de mes mains se glisser quelques taches (j’ai souvenir des mains d’Agnès Varda dans son magnifique film (« les Glaneurs et la glaneuse », 2000) c’était en deux mille, oui, le boulevard Edgar Quinet après le marché, oui), je n’avais pas cinquante ans, le temps passerait, les guerres continueraient, un jour, dans Paris, non loin de cette allée Verte on tuerait encore et encore, non, bien sûr ça n’a rien à voir, non, bien sûr des jeunes gens de trente ans, qui n’ont plus rien à perdre, sans doute, non bien sûr que je mélange tout mais comment fait-on, d’habitude, sinon tout mélanger parce que tout arrive, dans le même temps, dans la même vie, sur le monde même ?
le mur peint de la rue Louvel-Teyssier, Paris 11
J’ai regardé à nouveau mes images (j’adore faire des images), j’ai essayé de trouver quelque chose qui illustrerait un peu ce que je dis, j’ai pris ce que j’ai trouvé, d’hier, aujourd’hui, quelques jours après que ce type-là ait verrouillé derrière celui qui occupait un poste qu’il n’occuperait jamais, cette porte fermée close à cause de ces attentats-là, verrouillée pour qu’on ne puisse plus détourner de leurs buts ces aéronefs (j’adore ce mot), j’ai repensé à ce type qu’on avait précipité dans l’eau, le bateau s’appelait l’Achille Lauro ce sont des images qui viennent, qui illustrent, des rêves, des cauchemars oui, et les types avaient embarqué à Gênes, comme à Gênes on avait violenté les manifestants anti-G8 en deux mille un, et ce n’est que de l’Europe, comme partout, comme toujours, avait-on besoin d’encore tant de crimes de meurtres et de morts ? De quel équilibre rompu a-t-il été le jouet ? De quelle blessure si intense, si profonde, si ancrée était-il la victime ?
Alors, il faut que je me rase, je vais partir travailler, interroger, demander, il arrive qu’on parle, dans le hall il y aura suspendu à l’air presque libre cet avion géant, soixante sept mètres d’envergure et quatre vingt kilomètres à l’heure, la traversée des Alpes et de l’Espagne, le Maroc et retour par Toulouse, il y aura des gens, il y aura des rires et des pleurs, vingt et un morts à Tunis, le monde tournera encore comme à son accoutumée, j’aime à savoir qu’il y a des Andes, des silences et des neiges éternelles, heureusement qu’il y a ces plages, ce soleil derrière ces nuages, heureusement que quelque fois, des fleurs
il y aura toujours certains d’entre nous, comme pour celui qui s’est enfermé, qui auront dans leur crâne, leurs nerfs, quelque chose qui les met un peu en dehors, pas assez pour qu’on les retire de la vie, pas assez pour que, quand vont bien, ils ne puissent être amicaux, et agir, et créer, mais qui brusquement les fassent agir hors de la raison.. sauf que le plus souvent cela ne fait de dégât que sur eux, et ceux qui les aime
J’adore cette photo de la rue Louvel-Tessier, elle semble vraiment propice à la créativité : mais je ne l’emprunte plus guère (cette rue) puisque le Corbeau blanc, qui vient encore de changer de propriétaire et sans doute de nom, n’exerce plus, juste au carrefour de l’avenue Parmentier, ses battements d’ailes…
Les catastrophes en série n’ont pourtant pas effarouché tous les oiseaux du monde.