Pendant le weekend

Dialogue atelier

 

il s’agit d’un document de travail qui regroupe des textes écrits lors d’un atelier d’écriture animé par François Bon il y a juste deux ans. Il était illustré mais je ne retrouve plus ces images (je n’ai pas vraiment cherché non plus elles doivent être quelque part). 

 

#01 | ça commence toujours par

 

 

ça commence toujours par une question – ou alors une formule de politesse peut-être – une formule oui – dans d’autres compartiments du jeu, ça peut être appelé une consigne – c’est toujours un jeu (est-ce que c’est toujours un jeu ?) : ces gens sont à leur place, ils ne se font pas exactement face, le lieu est exigu – ce sont deux hommes, l’un est âgé passé la soixantaine, il est en jogging, il porte un tricot de peau sous une chemise claire, il est rasé, propre sur lui, coiffé, il est assis sur sa couchette les coudes aux genoux, le pantalon foncé de sportif, à sa droite se trouve l’autre, on ne sait pas on ne le voit pas on ne sait pas, mais il est là, il porte un passe-montagne qui a été cousu par son amie – une de ses amies – elle se trouve dans une des pièces de l’appartement, elle a bien tenté d’écouter un moment et puis elle en a eu marre : ça ne menait à rien – dans le livre qu’elle écrivit bien plus tard elle déclarait : “c’était une cagoule faite main : deux triangles de coton noir cousus ensemble, avec des fentes pour les yeux et la bouche. [Il] la détestait. Il ne se sentait pas bien lorsqu’il la portait et il supportait mal de passer des heures à discuter avec l’otage, la tête et le visage camouflés par cette chose “. Dans la chambre, elle est allongée sur le lit, elle attend mais elle ne pense qu’à une chose : s’en aller, partir, fuir. C’est de loin qu’elle les entend parler, ils parlent, ils argumentent, ils mentent et ils tentent de faire tomber l’autre dans des pièges, ils parlent et chacun son tour, posant des questions attendant les réponses, la chambre est au bout du couloir dans lequel donne le salon et le bureau qui a été transformé, pour une part. Ils ont posé sur le mur du fond un assez grand miroir afin de donner à la pièce l’apparence qu’elle devrait avoir si on n’en avait dissimulé une partie derrière la bibliothèque. Dans les premiers jours, le rituel était toujours assez semblable : on lui apportait des céréales, du jus de fruit, parfois du café, il prenait ses médicaments, il faisait sa toilette, on attendait un moment (elle avait profité de ce moment, un jour, pour regarder subrepticement à l’intérieur de la cache : le type était agenouillé près de sa couche et il priait mains jointes yeux fermés marmonnant quelque chose – elle avait refermé sans bruit le judas (ils n’avait pas encore installé de micro, et encore moins de caméra), derrière elle repoussé le pan de faux livres puis était allée cuisiner des pâtes aux lentilles – elle laissait toujours des choses à manger, avant de s’en aller au travail – tandis que l’interrogatoire commençait, cagoule ( “ il menaçait de ne plus la mettre mais pourtant c’était indispensable” ) micro magnétophone : on retranscrivait ce qui s’était dit, papier carbone et puis on accrochait les feuilles du jour à celles des précédents et puis on collait le tout dans un endroit tenu secret – on n’a jamais retrouvé ces retranscriptions, c’est bien la peine (la police a dû mettre la main dessus – ça n’a plus aucun intérêt, tout comme le fait de porter une cagoule ou de demander si quelque chose avait quelque chose comme une importance en regard de ce qui s’est passé ensuite – lorsque les choses sont arrivées, et que la réalité a pris – arraché devrait-on dire – sa part, il ne reste plus rien des précautions qu’on a prises, on s’en fout des précautions – c’est pour ça aussi, que de nos jours, les précautions et surtout le principe desquelles on les fait découler a quelque chose de pourri : les précautions à prendre, les mots qui édulcorent, la politesse et la tenue, tout ça a quelque chose de tellement frelaté) – le type en jogging expliquait, visage découvert à son interlocuteur masqué, il se peut qu’il se soit trouvé quelque chose comme une espèce de sympathie dans l’évolution de ce dialogue assez particulier entre lui et toujours le même interlocuteur (ce dernier a déclaré même que, parfois, il se surprenait à tutoyer l’otage) – ils se parlaient même, à un certain moment parce que, dans cette espèce d’intimité qui s’était créée du fait de ces conditions de détention, il fallait bien qu’il se trouve quelque humanité quand même laquelle ne pouvait guère passer par autre chose que le langage – lui ne voyait que les yeux de celui qui le questionnait, la bouche aussi, entendait son ton, ses émotions dans la voix peut-être (sûrement) mais sinon ? rien… ils se parlaient même parfois doucement sans que quiconque puisse entendre (il lui arrivait de couper le micro – il est arrivé à plusieurs reprises que la conversation soit coupée, des erreurs techniques sans doute) – et puis voilà : ces simagrées ont duré un mois, un bon mois (il faut que je regarde, mais le dialogue à un moment s’est tari : il n’y avait plus rien à dire) – si tu veux mon avis, c’était déjà joué avant même de savoir qu’on ne tirerait rien du président, il n’y avait rien à en tirer – il savait sans doute beaucoup de choses mais ça n’aurait servi à rien de les divulguer, sinon de précipiter le verdict – il valait mieux ne pas écouter, finalement : c’est elle qui avait raison, en un sens. Seulement, s’il n’avait pas eu lieu, on n’aurait pas pu agir en faisant valoir la sentence; on n’aurait guère pu menacer, croire peser sur le cours des choses – mais non, à y regarder de plus loin, ici par exemple – tellement loin : on vient de fêter, le 9 de ce mois (nous sommes le douze), les quarante quatre ans de l’assassinat – fêter, tu dis ? – mais à quoi ça a bien pu servir ?…

la
photographie représente Barbara, l'amie du type qui mène
l'interrogatoire ci-dessus (derrière elle, on ne voit que sa
moustache, il a la main posée sur son épaule, elle le tient -
derrière les barreaux) - elle sourit - ce n'est pas celle qui est
allongée dans la pièce plus ou moins attenante au salon-bureau,
mais toutes deux pensent (je crois) à peu de choses près
la même chose au
sujet de ce qui se passe alors (ainsi qu'elle le dit elle-même :
« je n’étais qu’une
femme
« )
(je me dis ensuite que la photo d'une femme qui sourit, derrière des
barreaux pour illustrer une espèce de tragédie a quelque chose d'un
peu malhonnête - je la laisse quand même, mais sans en être dupe)
(je la laisse parce que je préfère la voir sourire)

la continuation d'une obligation que je me suis fixée - un travail,
 donc dans le sens où il représente une espèce de torture (l'ambiance
 le décor les intervenants les circonstances le déroulement : et le début*
 et la fin surtout) mais la mort toujours présente, le ventre tordu 
et l'âme blessée par les actes de ces gens qui ne sont rien de moins 
(ou de plus) que des frères et sœurs, tenus par des impératifs assez 
idiots pour en finir avec la vie d'autres qu'eux-mêmes - mais la liberté
 ou la mort - certes, oui - ce ne fut pas mon chemin - alors les choses 
se sont passées, je les entrevois depuis quelque temps comme quelque chose
 de personnel, ça se rattache à moi parce que lorsque j'ai atteint les 
vingt-cinq ans (c'est cette époque-là, ce moment-là pratiquement : mais 
alors, je n'avais aucune idée de ce qui se passait là-bas, dans le même 
temps, à cette même époque-là), sorti de caserne fin octobre de l'année 
précédente, j'en étais à terminer ce qui s'appelait alors des certificats 
de licence de mathématiques, d'autres chats à fouetter ? peut-être mais 
surtout une espèce de dégoût de ce monde : je me suis mis à écrire (on 
avait des idéaux rouges, et noirs - on avait des espérances et foi en 
quelque chose qui ressemblerait à un avenir) et une façon de vouloir 
tenter de changer les données (il y a une chanson de HK qui fait 
"hey il serait peut-être temps qu'on s'réveille/qu'on foute enfin leur 
foutu monde à la poubelle") - il y avait ça dans le cœur mais il y 
avait beaucoup d'autres choses notamment la disparition d'êtres proches 
et chers - et la haine du recours à la violence - non ce n'est pas 
non plus qu'on n'y croyait pas ou plus, non, mais on avait des choses 
à dire faire écrire produire créer promouvoir faire arriver - alors il 
s'agit, oui, d'une continuation mais dont je n'ai pas idée de la suite 
qui lui sera donnée (c'est aussi parce qu'elle s'inscrit, cette obligation, 
dans un autre travail, peut-être plus personnel (mais j'ai perdu l'ambition 
d'en terminer jamais - pour le moment - il y a toujours quelque chose 
qui, au loin, dans la pénombre d'un crépuscule souterrain et intime, brille 
doucement) (*) : ici une note de bas de page en direction de Rouge    

 

#02 | entre eux et moi

il s'agit peut-être bien d'un chantier comme on dit - j'élabore; 
l'apparition des deux jeunes gens m'a surpris - tant mieux - peut-être
 est-ce tendance à s'éloigner du centre de la narration, plutôt 
documentaire  

il faudrait relire ce qui a été écrit il y a deux ans (80 épisodes des quatre vingt jours de réclusion du début du printemps de l’année 2020) – il faudrait – se souvenir de l’état d’esprit qui prévalait alors (rien à foutre pourtant de ces pensées ces fantasmes ces errements difficiles entre maladie printemps âges solitude précarité changements professionnels – rien à foutre pourtant – se souvenir de l’état d’esprit, les arbres qui poussent et les voitures qui cessent de rouler – les avions au sol cette catastrophe intergalactique et les autorisations de déplacement à auto-remplir et auto-signer – ces saloperies – le même jour ou presque, mais bien des années avant ils l’enlevaient – je me souviens (je me souviens aussi) que le premier samedi des gilets jaunes (acte 1 : 17 novembre 2018) fut suivi d’un dimanche et d’un lundi au cours duquel des policiers (japonais) ont fait irruption dans le jet privé de Carlos Guyancourt et l’ont flanqué en prison – il s’est réfugié (réfugié…) au Liban nous dit-on après une cavale qui lui a coûté un million de dollars (ses collaborateurs ont été pris, mis en prison et jugés mais pas lui, car le monde est bien fait pour ceux qui le gouvernent ou alors on les pendra par les pieds) – le minuscule petit télégraphiste cintré de bleu s’entretient au téléphone avec l’ordure des heures durant afin de ne pas l’humilier – bienvenue sur Terre – le virus circule bien, les vaccins sont produits sauf pour les pauvres et la crème survivra – il y a un type (il ne dispose cependant que de huit orifices, comme nous tous) qui a donné un chiffre pour prénom à sa progéniture mâle et quarante quatre milliards pour quelque chose d’autre –
ce qu’on reprocherait bien à ce genre de personnage, c’est de nous donner des envies de meurtre à leur égard –
je crois que c’était ce genre d’envie qui les animait eux, ceux qui enlevèrent au président d’abord la liberté, et ensuite la vie (il faut que tu te renseignes encore, tu as des trucs à lire, des évolutions à décrire, des formes à maîtriser, il faut que tu t’y mettes) – je suis toujours (sur) le même chemin, et à la fin du livre d’Anna Laura a été portée une chronologie due à Andrea Colombo (journaliste d’investigation, (il est de 54) qui faisait partie dans ces années-là du groupe (fondé en 1967) 
Potere Operaio (“Pouvoir Ouvrier” en frenchy) – extrême gauche comme on dit), chronologie qui indique des faits qu’on a complètement oubliés (tu ne les as même jamais connus- certainement) (pourquoi les rappeler ? pour ne pas laisser les choses se reproduire ? quel leurre, quelle goule, quelle chimère poursuis-tu (poursuis-je) donc ?)

il ne faudrait jamais rien lâcher


– le jour des funérailles des cinq membres de l’escorte (18 mars 1978), à Milan, le centre social Leoncavallo a été l’objet d’une attaque (la guerre civile n’était pas si éloignée) laquelle attaque a laissé morts deux jeune gens, Fausto Tinelli et Lorenzo “Iaio” Janucci, mis à mort donc sans que jamais quiconque, ou presque, ne soit poursuivi pour ces meurtres

huit jours plus tard, le 24 mars à Turin, l’ex-premier adjoint au maire, Giovanni Picco, démocrate chrétien, a été blessé par balles par les Brigades rouges
– le 11 avril, à Turin, un commando (ils sont deux, Nadia Ponti et Cristoforo Piancone, suivi d’un troisième Vincenzo Acella) abat Lorenzo Cotugno, gardien de prison – lui tirent dans les jambes (mode opératoire standard – gambizzazione) blessé il se retourne les voit s’en aller, leur tire dessus aussi – (pourquoi lui ?) Vincenzo arrivant le tue (il a eu le temps, avant de mourir (mourir, oui), de blesser gravement son agresseur (mais cette agression, d’où lui venait-elle sinon de ses propres exactions ?) Cristoforo Piancone donc (ouvrier de la Fiat) déposé devant l’hôpital par ses camarades et arrêté là
– le 20 avril, abattu, Francesco De Cataldo adjoint au commandant en chef des gardiens de la prison de SanVittore (Milan)
– le 25 avril (fête nationale) et le 26 Girolamo Mechelli démocrate chrétien, président de la région Lazio (Rome) blessé (aux jambes); et le 27 Sergio Palmieri (capetto (petit chef) chez Fiat (chef du bureau d’analyse du travail au service des relations syndicales de Mirafiori), blessé à Turin
– le 4 mai à Milan, Alberto Degli Innocenti,médecin de la Sit-Siemens, blessé; et à Gênes, cadre d’Italsider (sidérurgie), Alfredo Lamberti

Les acteurs (et les actrices) des actions recensées en italiques ont tou.tes été arrêté.es et condamné.es à des peines d’emprisonnement de plusieurs dizaines d’années – Fausto Tinelli et Lorenzo “Iaio” Janucci sont morts, personne (?) ne sait de la main de qui (on s’en doute seulement)

c’est que cette chronologie ne s’intéresse qu’aux faits imputables et vérifiés, dus à cette mouvance-là


En l’espace de quarante sept jours (du dix-huit mars au quatre mai) (est-ce que quarante quatre jours sont un espace ?) une dizaine d’actions, d’attentats (parfois, on trouve le mot “routine” dans les actions perpétrées par le groupe) violents, blessant et tuant, pour rappeler au monde entier que le groupe agit un peu comme il veut – la police cherche, les ministres se réunissent, c’est un marché de dupes, c’est à celui qui en fera le moins possible pour retrouver où l’otage est retenu (est-il seulement encore en vie ? a-t-il perdu la tête ? est-il devenu fou de demander ainsi qu’on échange contre sa pauvre vie celle de prisonniers ?) entre le ministre de l’intérieur (Cossiga) et le premier ministre (Andreotti) tout aussi impliqués dans le déni l’un que l’autre même si l’amitié (ou le respect, l’honneur, la loyauté) était plus probante du côté du premier que du deuxième – dans cette position, un État ne peut (sans doute) pas transiger, pris qu’il est dans la répression de ces agissements – même si, du côté du ministère de l’intérieur (la police donc) le “cabinet” est mené par des hommes (il n’y a pas de femmes dans ces instances) dont l’appartenance à l’extrême droite n’est pas douteuse (beaucoup d’entre eux font partie de cette loge (illégale, clandestine, noire) Propaganda due dite P2); même si du côté du premier ministre cette appartenance n’est pas plus ambiguë; même si du côté du parti communiste, on reste intraitable sur l’intransigeance à afficher face aux revendications reçues au travers des communiqués

le texte ci-dessus tente de saisir la consigne - dans l'ensemble, et depuis
 toujours (il me semble) la consigne me parle sans que je l'appréhende 
complètement (il arrive que les choses entre parenthèses prennent une 
ampleur telle qu'elles dépassent en longueur ce qui est écrit dans le 
texte - si "écrit dans le texte" veut dire quelque chose de différent)
je dévie souvent - tente de maintenir la présence de l'histoire racontée, 
à travers quelque chose comme une liste de noms, de fonctions, d'opérations
 - il se place aussi dans le cours d'un travail disons plus ample (qui 
nécessite encore ici une espèce de mise en place ou au point afin de créer 
quelque chose comme une unité) mais n'évite pas l'écueil du contemporain 
(il s'agit d'un va-et-vient entre le moment présent et celui qui est (disons)
 raconté) le dialogue est envisagé dans une forme un peu déplacée : regarder 
les actes commis par l'un des camps tout en sachant que, dans la cache derrière 
la bibliothèque,durant ces cinquante cinq jours, il est là (je ne sais si c'est 
le héros - c'est tout de même autour de lui que tout tourne - sauf cette histoire 
(milanaise) qui a surgi dans la rédaction, celle de Fausto et Iaio). Le président 
écrit des lettres (une bonne centaine) et d'autres textes qui demeureront sinon 
inédits tout au moins cachés (dont l'un intitulé "mémorial") - l'irruption des 
autres villes italiennes, Turin et Gênes, d'autres unités de production (de travail),
 d'autres personnages tous pris dans des rets invisibles - par exemple, le 11 avril 
à Turin (c'est la fin de l'hiver, le début du printemps, c'est un moment particulier) 
il faudrait imaginer ces deux-là qui arrivent, descendent d'une voiture, il pleut ou 
il fait froid, et se dirigent vers l'arrêt de bus, c'est un couple comme il y en a 
des millions  le type est là, c'est un arrêt de bus, dans la banlieue, où il se 
rend tous les matins quand il bosse, il a été prévenu plus ou moins, des appels 
téléphoniques chez lui, des indices des signes (et des mots, certainement, dits 
à l'usine, dits par lui aussi bien et des actes aussi, aussi bien) - il est 
là attend son bus il va au chagrin et peu importe que ce soit un salaud au 
travail, ou dans ses relations professionnelles ou personnelles - tout à coup 
les deux autres tirent de leurs imperméables des armes et font feu visant les j
ambes, laissant là un homme (je n'ai pas croisé de femme dans cette situation) 
blessé afin de montrer à ceux qui le secourront, le soigneront, en prendront 
charge (et à la société toute entière du pays) qu'il ne peut (qu'ils ne peuvent 
et qu'elle ne peut) impunément continuer à commettre ces actes repérés, marqués, 
inventoriés et par l'action entreprise, pris en compte (je ne dis pas "vengés" 
parce que la plupart du temps (restons charitable) ces gens-là sont agis 
(comme nous tou.tes) par des idéaux, des fantasmes, des rêves absolus 
peut-être et des ordres des subordinations des obligations - tout comme 
ceux qui maintenant s'en vont en courant, repartent faisant crisser les 
pneus de la voiture volée disparaissant) d'ailleurs la parenthèse qui 
n'est jamais seule (elles sont deux, et il y a le texte) fait partie 
d'une des façons que j'ai depuis longtemps adoptée comme forme soit 
d'explication, soit de digression - ainsi que les tirets - ce qui 
est entre deux parenthèses et qui forme donc la parenthèse est 
comme brouillé par son statut - ça prend la même forme que ce 
codicille - il faut prendre garde de la refermer, cette parenthèse 
- il faut prendre garde      

Italie, Milan. Lorenzo (Iaio) Iannucci et Fausto Tinelli, 18 ans, assassinés le 18 mars 1978

Fausto et Iaio étaient actifs dans l'ancien centre social Leoncavallo. 
Le 18 mars, les deux camarades se dirigeaient vers la maison de Fausto 
lorsqu'ils ont vu trois types encapuchonnés via Mancinelli. Ils ont 
tiré sur eux. Iaio a été tué sur le coup, Fausto quelques minutes 
plus tard dans l'ambulance. Les deux camarades faisaient des recherches 
sur le trafic d'héroïne et de cocaïne et son lien avec la « pègre » 
et l'extrême droite. Toutes ces informations ont disparu après leur mort. 
Un journaliste de 'L'Unità', Mauro Brutto, qui enquêtait sur le meurtre 
des deux camarades, a été tué en novembre de la même année et tous les 
brouillons et documents qu'il a trouvés ont également disparu...

 

#03 | piazza Barberini

 il n'y a sinon guère besoin d'illustrations - les images 
parlent un autre langage - un autre dialogue avec le texte - 
sans mot - à Rome il fait beau - toujours sur les images - il faudra 
pouvoir tenir compte que l'otage a demandé à ses geôliers, ses 
assassins donc, de l'épargner, à un moment et qu'ils (et elles) 
n'ont pas jugé possible d'accéder à ce souhait - ça se passait 
ailleurs que dans la vraie vie, mais dans la vraie vie quand même 
(je veux dire : tout le monde fantasmait, et eux et lui - et les 
dirigeants de l'État et le pape et d'autres encore...) - il faudra 
aussi compter sur le fait qu'à quarante cinq ans (pratiquement) 
de distance (est-ce bien une distance que le temps ?) les lieux 
ont changé (il se peut qu'il y ait eu des travaux puisqu'il y a 
le métro - au mieux les images datent de quinze ans) il se peut 
aussi qu'il y ait eu des différences dans les esprits même des 
personnes agissant afin que soit reconnues leurs actions comme 
"politiques" : à titre d'exemple, à la fin de l'année précédente 
(13 octobre) avait eu lieu ce détournement d'avion (vol 181 Lufthansa, 
85 passagers, 5 membres d'équipage, ralliant Palma de Majorque à Francfort - 
Boeing 737) par un commando palestinien FPLP (front populaire de libération 
de la Palestine, d'obédience marxiste léniniste) qui fait escale à Rome 
Larnaca Damas Koweit Dubaï Aden - le pilote, assassiné, est jeté sur le 
tarmac , Jürgen Schuman,37 ans - puis Mogadiscio où l'assaut est donné 
(par la police allemande aidée de commandos britanniques) dans la nuit 
du 17 au 18 octobre - on tue trois des preneurs d'otages, l'une est blessée - 
dans les prison allemande, le même jour, les membres de la Fraction 
Armée Rouge (Rote Armee Fraktion) sont retrouvés morts (l'histoire 
officielle indique qu'ils se sont suicidés - comme on sait, 
cette histoire-là est contée par les vainqueurs) - dans le même 
temps, le corps de Hans-Martin Schleyer (président du patronat 
allemand enlevé 43 jours pus tôt, ancien nazi quand même) est 
retrouvé mort dans une voiture (audi 100), rue Charles Péguy à 
Mulhouse, le 19, tué de trois balles dans la nuque - il ne me s
emble pas douteux que ces événements aient pesé sur les options 
prises ici, durant cette discussion de plusieurs heures est-ce 
qu'on parvient aujourd'hui à mesurer l'écart qui s'est instauré 
entre ce que ces gens croyaient juste (notamment, surtout, cette 
espèce d'adoration et du rouge et de son armée) (et du sang et 
des armes) et ce que c'est devenu aujourd'hui ? - le bleu et le 
jaune de l'Ukraine, le nouveau tsar/raïs/bey/ roi/autocrate /dictateur/ 
(il est de 52) et l'espoir éclatant que la doctrine qui date d'un peu
 plus d'un siècle avait fait émerger ? je n'ai pas cette impression 
(il y eut des ordures (dans Une journée particulière (Ettore scola, 1977) 
le décor (ça se passe à Rome, ils'agit du 6 mai 1936) est la visite de 
l'immonde à l'obscène) il y eut aussi le pacte germano-soviétique pour 
déciller un peu - il y en a toujours 

C’est à Rome, au centre – ils sont trois, dans le fond certainement, d’un des bars de cette place – elle en compte trois ou quatre – longtemps je me suis promené dans ces lieux – longtemps j’ai regardé – il y a celui de cet hôtel

évidemment, ils ont l’air de conspirateurs : Mario, il est de 46, ouvrier puis passé à la lutte armée, plutôt le chef pour cette opération; Valerio, il est de 49, c’est le chef de la colonne romaine comme ils et elles disaient; Adriana (elle est de 50) – alors ils ne sont pas au bar de l’hôtel, mais plutôt ici

ou là ( c’est peut-être là, le bar de l’hôtel)

ou encore là

mais ça a fermé,

pas là donc (il n’y avait pas de métro alors – je me souviens du début des années quatre-vingt et des travaux du métro) – ils sont en grande conversation – c’est une des grandes places ornées d’une fontaine

ils parlent et Mario ne cherche pas à les convaincre – difficile d’accès trop d’autos toujours –

je m’y trouve parfois, à manger là pendant les longues heures de marche

elle accueille souvent des touristes

les cafés ont changé, il y avait aussi là des salles de cinéma qui ont disparu

eux sont attablés et parlent, Valerio et Adriana se sont chargé (ou ont été chargés, je ne sais pas) de porter en dehors du groupe les divers communiqués (il y en a eu huit) depuis le début (aux journaux souvent, dans des lieux qu’ils indiquaient ensuite par télépĥone) – ces deux-là tiennent pour épargner la vie de l’otage – je crois que c’était le soir du 3 mai, c’était un mercredi, il n’y avait pas tant de monde

c’était le soir, tout était consommé – ils sont attablés, des heures durant – lorsqu’on le lui demandera, Mario dira qu’il ne sait pas combien de temps ça a pu durer – on ne sait pas (du moins moi) si le fait de rester ainsi dans un café à parler – il fallait sans doute qu’ils ne discutent qu’à voix basse – n’a pas éveillé quelque soupçon – ou si le cafetier n’y prêtait pas attention particulière – l’ambiance pourtant dans le pays devait être tendue et délétère – presque tous les jours on voyait des gens abattus – sans compter les crimes de droit commun – ils étaient attablés et voulaient convaincre Mario – puis Barbara et Bruno les ont rejoints

la situation est qu’après cinquante jours de détention, rien n’a été obtenu. Le pouvoir en place n’a rien cédé. Et a préféré l’intransigeance à la vie du président. Comment pourraient-ils reculer maintenant, c’aurait été reculer – ils n’ont plus que la vie de l’otage – la garderont-ils ? La lui ôteront-ils ? Ils parlent, dans ce café, il est huit ou neuf heures du soir – Barbara et Bruno ne sont pas de l’avis de Valerio et Adriana mais on a interrogé la plupart des membres du groupe (celles et ceux en prison, ceux en fuite, celles et ceux qui restent dans leurs rôles, dans leurs vies normales) et tous se sont exprimés pour que la sentence soit exécutée. Peut-être là ? Le commerce a fermé (il y a encore des cabines téléphoniques publiques – elles ont disparu) –

plus tard, ils s’en sont allés, dans le souterrain de la gare termini, on avait appelé au téléphone la femme du président pour lui dire de faire des efforts pour convaincre, que les choses allaient mal, des efforts ultimes tout allait très mal, la décision était prise : un mot, une reconnaissance même évasive suffirait mais pas ce silence – Mario était caché par ses trois amis – il a dit avoir plus tard, après avoir entendu sa voix, qu’il avait “un ton surexcité et inutilement péremptoire” – ça n’a servi à rien – ils s’étaient retrouvés là puis ils s’étaient séparés – des milliers de mots plus tard – de part et d’autre – pour rien

#04 | éteins la lumière

 

Vous vous êtes allongé sur cette espèce de mauvais lit, vous avez éteint la lumière – il reste la petite lumière bleue qui n’éclaire rien, un petit objet pour enfant, pour qu’ils n’aient pas peur la nuit, on appelle cela une veilleuse – c’est un réduit et vous êtes allongé, depuis combien de temps êtes-vous ainsi retenu là, trente, quarante jours ? Tous, tous les jours sont semblables. Il n’y a pas de fenêtre, vous êtes condamné et vous le savez, vous vous en doutez mais vous y croyez encore, pourtant personne, malgré les appels que vous lancez, personne ne vous répond – vous êtes allongé là, et vous dormez – vous avez pris un médicament, un somnifère léger comme chez vous – ils et elles font (nous faisons) tout pour que vous vous sentiez chez vous – vous êtes chez vous, en prison mais chez vous – avant de dormir, vous avez écrit une lettre, à votre femme, à votre ami ? Mais pauvre, vous n’avez plus d’amis, tous vous ont trahi, personne ne vous répond vous n’avez plus qu’eux, que nous et nous, qui sommes-nous ? Qui sommes-nous donc pour vous ? Qui sont-ils, ces étudiants attardés, ces idéalistes de gauche extraparlementaire comme vous dites, ces enfants, ces jeunes gens, qui sommes-nous d’autre ? Vous avez éteint la lumière, vous avez sans doute prié – qui donc portez-vous dans vos oraisons, vos enfants, votre petit Luca, votre femme, vos proches ? Ils vous laisseront seul, ils savent que vous avez besoin de solitude, vous avez mis vos lunettes, vous avez écrit encore et encore puis vous en avez eu assez et vous avez éteint cette lumière (un peu comme moi, ici, j’écris j’écris et puis j’en ai marre). Dans l’appartement, on a éteint toutes les lumières, ils dorment dans leurs chambres, l’un d’entre eux veille et il fait nuit, ils se relayent et il fait toujours nuit, c’est une nuit de printemps, on sent les effluves des lauriers – y aura-t-il du muguet le premier Mai ? – , on entend au loin les bruits de la ville qui meurent un peu, il fait nuit, nuit noire, la lumière est absente dans la rue, au loin très loin on ressent quelque chose (il y a une chanson de ces années-là qui dit “et nous étions si tranquilles/ là au cœur battant de la ville” – elle a été écrite, de l’autre côté des Alpes, mais pas encore chantée, vous ne risquez pas de la connaître mais elle existe – déjà) – c’est ce qu’on voit au loin, ces lumières et cette effervescence capitale, parce que les gens vivent et continuent, et dansent et chantent et vivent encore malgré tout, ils cherchent recherchent sans le trouver leur bonheur – il y a des histoires d’amour qui existent, qui commencent ou cessent – il y a des rires et il y a des pleurs puis tout se calmera un peu – les gens s’embrasseront se sépareront iront ensemble – (il fait froid tout à coup et vous, vous dormez) ce n’est pas que je vous voie, ou que je vous espionne, je ne vous épie pas mais je vous sais là, allongé dans votre pyjama, vos lunettes sur les feuilles de papier sur la petite tablette, votre respiration est calme vous dormez – ils attendent tous qu’on daigne vous parlez, parce que si on vous parlait c’est à eux qu’on parlerait – aussi et d’abord – c’est ce qu’ils croient, c’est ce que nous croyons, nous vivons tous dans une fiction et c’est justement pour ça qu’on ne vous parle plus – au début nous parlions tous les deux, vous aviez des choses à nous apprendre, à moi non, pas à moi en particulier, à nous, à eux, dans ce simulacre de procès, dans ce plagiat de prison, vous disiez des choses incompréhensibles cependant, alors vous expliquiez, vous vous expliquiez encore mais dans votre langage, contourné, obscur, subtil et baroque différent en tout cas de celui auquel nous étions habitués, nous cherchions à traduire. Sans comprendre. Vous parliez par métaphores images mythes représentations nous connaissions les personnages mais nous n’avions pas cette culture ni cette histoire, peu de nous avait connu la guerre, non, nous n’avions pas ce langage et nous ne vous comprenions que peu – nous attendions des vrais faits, indiscutables avérés probants réalisés par des gens que nous connaissions, nous avions des exigences et nous voulions que vous les mettiez en cause et vous, muré dans vos sortilèges, abrité derrière vos mots et vos images décalquées dénaturées dévoyées presque, vous tentiez de nous faire entendre ce que nous ne voulions pas entendre, vous aviez simplement le désir de vivre encore – puis dans ce monde-là, est-ce que ça en vaut vraiment la peine ? J’interprète, j’imagine, je me dis souvent qu’il aurait mieux valu qu’on vous garde en vie, on vous aurait accompagné jusque là et on vous aurait lâché, quelque part n’importe où, seul, dans votre costume sombre et votre chemise blanche, sur cette place, à ce coin de rue et ça aurait changé quoi ? Rien. On vous aurait épargné, à vos proches on aurait épargné ces violences ces blessures ces pleurs, mais autrement ça n’aurait rien changé – vous auriez vieilli et le gouvernement aurait été le même, les gens auraient vaqué tout autant à leurs occupations ordinaires, les affaires courantes auraient été réglées, plus ou moins bien, plus ou moins légalement, plus ou moins efficacement – une vie, un type, professeur de droit qui se bat avec des mots, les siens, politicien depuis plus de trente ans, la fin de la guerre jusqu’à maintenant, les chemises brunes et la place Loreto, à Milan, l’exécution des quinze partisans, et l’exposition des ordures de Salò, jusque maintenant, et vous dormez, là, sur cette mauvaise couche, vous dormez et dehors le monde s’agite et vit encore – toujours les mêmes images, toujours les mêmes visions – encore toujours les mêmes idées bornées fermées recluses tournées sur elles-mêmes, toujours toujours

vers un écrire/film/#05 |rouge 
dialogue #01| ça commence toujours par
dialogue #02| entre eux et moi
dialogue #03| piazza barberini
le versant dramatique de cette affaire-là est assez pesant mais tant pis - j'ai 
trouvé cette chanson que je connaissais, sans trop l'apprécier sauf pour 
les guitares assez ensauvagées - et le titre qui me l'a remémorée - il y a 
le fait de vouvoyer qui permet de discerner un peu, faire une place à celui 
(ou celle) qui écrit (ça manque dans l'écriture documentaire - bien qu'évidemment,
 elle ne soit qu'à lui (ou elle)) - on se demande bien qui c'est cependant - 
j'ai essayé d'y faire entrer les autres - il y a beaucoup de monde finalement
 dans ce dialogue sans paroles - il n'y a pas de dialogue d'ailleurs - 
je me suis trompé, fourvoyé ? j'en sais rien- je continue  il y a toujours 
une histoire de tables tournantes qu'il faudra mettre en mots et pas mal 
de choses sur les lettres écrites durant sa détention par le personnage 
sans doute central, sans doute, de cette histoire (l'irruption de l'actualité
 (cannaise, ou noise, ou nesque je ne sais pas exactement) dans ce travail m'a 
fait bizarre : j'en étais content d'ailleurs, et je suis allé regarder 
l'incarnation (Margherita Buy, actrice un peu fétiche de Nanni Moretti) 
de la femme de Moro (le Maure; le mort) dans le feuilleton que lui a 
consacré Marco Bellochio (je l'aime encore assez, lui) (plus que Sorrentino 
en tout cas - lequel a pondu un "Il Divo" (mettant en scène Andreotti) dont 
je ne me souviens plus trop) (mais "La Grande Belleza" du même (dont est 
fan une des amies du groupe, EC) faisait jouer ce Tony Servillo qui, dans
 le feuilleton, incarne Paulo le sixième - rien ne se perd, rien ne se crée, 
tout se transforme) (on ne pose pas d'images dans les codicilles, dommage - 
ça viendra ensuite) (dans le même registre, Gian Maria Volonté a tenu le 
rôle du président Aldo dans un film de Guiseppe Ferrara (vu mais de parti pris) - 
et Bellochio a déjà fauté dans "Buon giorno notte" il y a vingt ans - en 2003 -
 dvd prêté par l'ami Chasse-Clou) 

toujours des espèces de scrupules à poser là des images parce que 
n'est-ce pas en donner une (élogieuse par essence) et se faire porte 
voix/parole/image/publicité/flingue de quelque chose (en l'occurrence 
cette œuvre) et de, par là, abonder l'influence (le mot est lourd) 
qu'on cherche à nous faire porter à notre insu (sauf que je le sais) 
et faire connaître ce genre de production au détriment d'autres évidemment, 
par exemple... ? (ça sert à quoi, tout ça ? et surtout à qui ?) (tu me diras 
il suffirait de ne pas la mettre cette image - mais ça ne flatterait pas 
mon ego non plus :comme le disait Dario Moreno quand on lui proposait un 
rôle de méchant (notamment dans un James Bond, il me semble me souvenir) 
qui répondait "non, non, mon public ne le comprendrait pas")

 

#05| spirit

 

C’est un dimanche et il pleut, c’est le début du mois d’avril (on est le 2, mais ça aurait pu se dérouler la veille pourquoi pas, qui sait ce que faisaient, ce samedi-là, les huit personnes réunies là, autour de cette table ? Et de toutes choses, il faut mesurer les conditions : sait-on (moi non) si le premier avril correspond à ce jour de poisson qu’on avait une certaine tendance à honorer ici, en France, où on apprécie la gaudriole, le bon vin, la mode ?) – ça se passe dans les environs de Bologne, il y a quatre couples, ce sont des universitaires plutôt des économistes (ils aussi bien qu’elles) (celui-ci (Romano) est de 39 (aussi bien, c’est son âge : bientôt il sera ministre de l’industrie puis d’autres emplois dominants), cet autre (Alberto), chez qui se déroule l’action et le dialogue, est plus jeune (il est de 47 – il sera potentat/dégé d’entreprises nationalisées à dénationaliser etc.)), il y a le frère d’Alberto (plus jeune, plus âgé ? je ne sais pas) (son prénom ? je ne sais pas), et quelqu’un d’autre – et leurs femmes respectives) une maison de campagne, résidence secondaire dit le fisc – il pleut, on s’ennuie – est-ce qu’on a bu un peu, beaucoup, trop ? ou pas du tout ? – on n’a qu’à faire tourner les tables, qu’est-ce qu’on qu’on risque, et qu’est-ce qu’on en pense ? Il pleut, on peut rire et se détendre peut-être quand même, mais on a tous à l’esprit (c’est le cas de le dire), quand même, tous et toutes sans doute, on pense à l’enlèvement d’il y a un peu plus de deux semaines (et aux assassinats, et aux attentats), on pense que quelque part (personne ne sait où – et la police prend un malin plaisir à suivre les fausses pistes aussi sinon surtout) en ville, dans le pays, quelque part il y a l’otage qui est en procès (de comédie, peut-être, mais il y joue sa vie et tout le monde le sait), retenu par des malfrats et qu’on veut tenter de le libérer. Peut-être.
Ils sont là, elles sont là aussi (on imagine les costumes, ils sont en tenue décontractée, elles aussi disons – ils ont été à la messe ce matin, c’est à peu près certain, déjeuné) – et longtemps je me suis demandé qui ils (et elles) allaient invoquer – une séance de spiritisme, parler avec les morts afin qu’ils (ou elles, pourquoi non ?) nous indiquent ce qu’ils savent de “là-haut”- ce qu’elles et ils entrevoient savent reconnaissent après avoir franchi cette frontière (en est-ce seulement une ?) – surtout l’avenir ? qui peut savoir ?). Il y a cependant, déjà là, cette espèce de tablette nommée 
ouija déjà présente sur les lieux – une façon coutumière donc de passer le temps, de le tuer comme on dit – oui, pourquoi pas ? Ils sont là, elles aussi, autour de ce panneau de fantaisie, couvert de lettres et de chiffres et d’un oui et d’un non d’un bonjour d’un au revoir, on appelle ça une soucoupe (paraît-il : je n’y connais rien, ça me paraît chose tellement absconse – et peut-être tout autant que leur croyance dans cet “au delà” de pacotille) on pose la question esprit es-tu là ? et la soucoupe va vers le oui de la petite table – je suppose – on sait pourtant (parce que Romano a témoigné devant l’une des quatre commissions, et probablement aussi les sept autres participant.es) que l’esprit invoqué était celui d’un mort de l’année précédente (le 5 novembre 77, Giorgio (il naquit en Sicile, ce siècle-là avait quatre ans) il avait été maire de Florence, avait tout comme Aldo, participé à l’écriture de la Constitution de 1946, éminent juriste, éminent catholique, éminent politique, éminent ami papal aussi bien – mais qui, dans cette démocratie chrétienne, ne tient pas le pape pour ce qu’il est à ses yeux, c’est-à-dire le maître suprême ?) on l’appelle, et il répond oui je suis là posez-moi vos questions, on se croirait à une conférence de presse – alors je ne sais pas dans quel ordre ça s’est fait, ni même s’il y a eu un ordre (j’ai le sentiment que dans cette histoire-là, tout le monde est mort) et s’il y a eu plusieurs questions, mais c’est pourtant certain, à un moment, on l’a posée, cette question : “où peut-il bien être enfermé dis-nous, Giorgio, dis-le nous, où est Aldo ?” – je veux bien croire que ce n’était pas pour rire – je veux bien croire que tonton faisait pareil avec sa voyante (et que quiconque dans cette position, qu’il soit Néron Médicis Napoléon que sais-je, César ne faisait-il pas appel aux oracles ?) quiconque puisse se tourner vers des forces dites surnaturelles (et se tournant vers elles, les faisant exister) parce qu’il suffit d’y croire – mais l’esprit (fut-il celui de Giorgio) répondit alors Bolsena, Viterbe, Gradoli” – il fallut bien y croire – l’hallucination les prit-elle tous et toutes ? j’ai le sentiment qu’ils s’arrêtèrent alors de jouer, parce qu’il s’agissait d’un jeu d’abord puis d’une réflexion et quand bien même le ridicule de la situation apparut à Romano (mais quel ridicule, après tout ? celui de la question, de la situation ou celui de la réponse ?), il lui fallut, le surlendemain ( que fit-il le lundi ? chercha-t-il à savoir où se trouvait Gradoli ? ou se demandait-il s’il n’avait pas rêvé, si tous n’avaient pas rêvé? ), le mardi 4 avril donc, aller trouver le secrétaire-adjoint d’un des grands amis d’Aldo (Benigno : celui qui, selon les dires du président décrivant la scène des suites de son enlèvement à Mario, pleurait et pleurait encore tout en demeurant président par interim puisque secrétaire…), lequel en fit part à quelqu’un, puis à quelqu’un d’autre puis à la police, laquelle s’avisa de l’existence de ce petit village (mille cinq cents âmes, peut-être) au sud de Bologne mais au nord de Rome, au bord d’un lac rond, et qui y fit trois ou quatre jours plus tard perquisitions recherches fouilles investigations enquêtes sans y rien trouver – ni Aldo ni un ou une quelconque brigadiste – cependant que, dans le même temps, le ministre de la police (celui de l’intérieur, un grand ami d’Aldo, tout autant, Francesco) assurait abruptement à Eleonora, la femme d’Aldo, qui lui disait : “mais Francesco, à Rome, il y a une via Gradoli” de lui rétorquer du haut de sa superbe et haussant les épaules, que non, il n’existait pas, qu’il n’y avait jamais eu, au grand jamais, de via Gradoli à Rome – pourtant, Mario et Barbara vivaient au 96 de cette rue (une espèce de villa, avec barrière à l’entrée, lotissement d’un certain luxe bourgeois), la police y avait été le 18 mars précédent, sur dénonciation, mais n’y trouvant personne s’en était allée, faisant par là (en cette occurrence seulement, certes) la preuve de sa timidité de rosière – il s’agissait d’une base, dans laquelle, par ailleurs et hasard (zeugme), intervinrent le 18 du même mois d’avril, en cette Rome capitale, les pompiers pour un dégât des eaux : une douche était restée ouverte et inondait l’appartement inférieur (il semble que Barbara ou Mario ait eu la tête ailleurs) – on découvrit la cache mais pas de Mario, non plus que de Barbara, mais des armes, des feuilles de papier (dont quelques feuillets peut-être bien recopiés du Mémorial écrit par Aldo durant sa détention : plus jamais on ne retrouvera de traces de ces papiers-là) – trop tard peut-être… En tout état de cause, l’esprit (était-ce Giorgio ? était-ce le malin ? qui seul peut le savoir ?) l’esprit s’était lamentablement planté, vu qu’en ces murs jamais l’esprit et encore moins la présence de l’otage ne se manifesta. Ce même dix-huit avril parut dans la presse un faux communiqué (quiconque aurait lu sans a priori ce texte aurait immédiatement compris qu’il s’agissait d’un faux) (titré numéro 7) annonçant la mort de l’otage et l’abandon de son corps au fin fond d’un lac (encore un), celui de la Duchesse situé à quelque soixante kilomètres à l’est de la capitale : on y fut, on sonda, on brisa même la glace dit-on mais de corps du supplicié : nenni. À la suite de quoi, un communiqué 7 (le vrai cette fois) parut, ainsi qu’une photo de l’otage posant tenant devant lui un exemplaire du 19 avril du journal quotidien La Repubblica afin d’authentifier le fait qu’à cette date-là, il était encore bien vivant : son regard, à ce moment-là, qui nous est parvenu, que dit-il ? Compte-t-il le nombre de jours qui lui restent ? Compte-t-il sur ceux qui le verront pour agir et le sauver ? Quels sont ces mots, muets, qui passent dans les yeux d’Aldo, alors?

Ces cinq dialogues (plus un vers un écrire film (#05)) (plus un texte à venir 
donné à DIRE (teaser)  titré Rome première heure) furent l'occasion de monter 
(comme on le dit d'une mayonnaise) quelques épisodes d'un travail entrepris il y a un moment
 - c'est que ((c)Will)  1. malgré le fait qu'elle soit et capitale et hôte d'un état pour le moins 
discutable du balcon duquel, parfois, à la ville et au monde, s'adresse l'incarnation
 sur Terre de son être suprême et primordial, j'adore Rome; 
2. c'est aussi que cette année-là fut pour un point de départ 
de l'écriture, bien que l'épisode ici développé ne m'ait pas 
effleuré alors (j'avais à fouetter d'autres chats montures licornes ou 
chimères, je suppose) 3. les illustrations, pourquoi faire - rien, sinon une idée 
(fausse sans doute) mais il y a là un petit peu de géographie visuelle

 Ici le tragique le dispute à la farce mais tout devait être tenté je suppose 
- il n'y avait peut-être aucune malice de la part du Romano ci-dessus (la 
pourriture fasciste s'est évidemment emparé de cette péripétie, mais il 
faut (peut-être) savoir que c'en est presque devenu un sport national 
que de digresser sur ce qui s'est passé durant ces cinquante quatre jours - 
d'échafauder des hypothèses, des contrevérités, des complots ourdis par 
quelque entité secrète et improbable, des narrations loufoques ou 
sérieusement disjonctées - et après, et à tous les anniversaires plus 
ou moins ronds, toutes les dates marquantes etc. - tant qu'un mot en 
a été forgé et annexé : dietrologia (qui peut se traduire par 
conspiration, mais qui présente les diverses divagations évoquées 
très partiellement ici). J'ai essayé de vérifier ici ou là et de 
me faire une idée (je ne parle pas des échappées vers le Mossad, 
la CIA, les services secrets de tous les gouvernements d'Europe, 
l'URSS et les partis communistes de tous les pays (unissez-vous 
tout ça, non), la "loge" Propaganda Due, les Bulgares, les 
Palestiniens, les contacts avec la Fraction Armée Rouge etc. etc.).
 J'ai tenté de faire exister, pour le souvenir et peut-être pour le 
pardon, ces gens qui œuvraient pour une espèce de bien commun d'idéal 
de croyance en un avenir radieux qui viendrait après un grand soir 
- tant pis pour les moyens ? Mais non. Aujourd'hui, par exemple que 
le "communisme" est mort, on voit bien que se développe toujours une 
certaine idée du fascisme (qui n'est pas avec lui est contre lui), 
cette sale mentalité qui ne demande qu'à revivre et à se développer. 
C'est aussi que l'otage n'était évidemment pas le bon (ce dernier - 
je veux dire : le bon otage, Giulio - s'était protégé, lui, 
parfaitement et dès qu'il en eut l'occasion, sacrifia son adversaire, 
sans le moindre scrupule ni la moindre vergogne).    Ça ne se 
terminera d'ailleurs pas ici. Il y aurait d'autres développements à  
expliciter, d'autres personnages bizarres peut-être; d'autres 
portraits à tracer (beaucoup de choses ont déjà été faites et 
dites et écrites et reproduites - j'abonde donc dans la diétrologie, 
en un sens). La figure d'Aldo, tout comme celle d'Eleonora (sa femme, 
qui déclarait :"Se lei sapesse com'è sporca la verità di questa storia, forse sarebbe meglio lasciar fare a Dio" (si vous saviez 
à quel point la vérité de cette histoire est sale, peut-être 
vaudrait-il mieux s'en remettre à Dieu), celle 
du petit Luca (qui aujourd'hui, doit avoir près de cinquante ans) 
et de bien d'autres encore...
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2 Comments

    <oh non ! je passais chaque jour et ne voyais rien et là vraiment pas le temps de lire tout cela même en survol… vais avoir ce regret sans plus toute la journée… je garde le lien et passerai sans doute en silence dès que temps aurais – aujourd'hui non vais tenter d'oublier, égoïstement me suis donné un programme que ne suis pas certaine de pouvoir remplir surtout avec mes foutues mains, et besoin faire un petit moment de vide`
    Mais MERCI je saurais que cela m'attend et ce sera intérêt et plaisir anticipés

  • @brigitte celerier : il faut vous épargner – n’en pas faire trop -je vous souhaite du courage. Merci à vous, encore

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