Atelier d’été 18.41
il aurait fallu rester quelques heures et noter le passage du temps, [[il aurait fallu avoir une idée de la raison pour laquelle le choix s’est porté sur cette idée-là de la ville (et aussi, peut-être, mettre en question cette idée-là de la ville : l’humanité s’y reproduit, semble-t-il, de plus en plus – en France, plus de quatre habitants sur cinq vivent en ville) (se mettre d’accord sur ce que c’est que la ville, c’est un préalable et c’est pourquoi entre autres on a entrepris ce travail), il aurait fallu savoir la direction qu’il prendrait, ce travail (mais est-ce un travail?), afin d’enrichir entre deux crochets, comme des uppercuts ou des directs, un texte qui n’aurait pas de phrases, sans point, sans majuscules sinon celle dues au noms propres et aux titres, il aurait fallu savoir comment choisir et sur laquelle des éventualités se pencher, mais on ne le savait pas alors]], noter le passage des nuages, des chiens, des vélos, les coureurs à pied, les marcheurs, les autres encore, [[on ne parle pas suffisamment des animaux, mais ça grouille oiseaux insectes reptiles toute une ménagerie]] les poussettes, les agents de sécurité et les techniciens de surface et autres personnels, et aussi ceux qui soufflent sur les feuilles qui réparent les matériels détériorés, ceux qui ramassent les déchets, qui remplacent les sacs remplis d’immondices [[et d’autres encore mais eux sont en costumes de ville : le personnel administratif, et celui qui a pour travail – rémunéré pour cela – creusements de tête (ou tempête sous un crâne dit « brainstorming » n’est-ce pas) et études et réunions (dites « briefing ») et dé-réunions et voyages missionnés pour participations à des festivals/concerts/colloques séminaires conférences/consortiums/corporations et voir ce qui se fait ailleurs (ou même ici, mais pour ça, on connaît, merci) , afin de réfléchir aux orientations à donner pour les années futures – chartes graphiques et règlements intérieurs, dispositions publicitaires, budgets et communications, autres vétilles – sans oublier de se retourner un peu (mais on s’en fout complètement) sur ce qui a été fait pour s’en moquer, pour ne pas s’en souvenir parce qu’il faut que les temps changent, il le faut, il faut que les femmes et les hommes changent eux aussi et il faut que l’instrument ainsi que la médecine s’adaptent au malade]] il aurait fallu sans doute un moment pour se rendre compte que ces gens comme sur la place de l’Étoile s’évitent les uns [[ceux-là sont ici
pour se retourner, flâner, rêver]] et les autres [[ceux-ci bossent smicards, prolos plutôt noirs de peau, jeunes gens de l’accueil ou autres employés – ils ne sont que peu]] mais ils passent sans trop se parler, ils ne se connaissent pas, de vue peut-être, rester et observer un moment on est en plongée, ils passent – ceux qui élaguent les arbres qui s’occupent des bosquets qui nettoient les miroirs [[et sarclent les pelouses, repoussent les plate-bandes, taillent et rasent et désherbent]] – il faudrait regarder les photos [[– ceux qui disposent des œuvres d’art au milieu des champs, qui échafaudent des idées de bals, de feux d’artifice, de concerts gratuits, de cinémas en plein air, de cours de tango ou de yoga ayurvédique à ciel ouvert vegan disruptifs déceptifs dystopiques ou autres encore à trouver – on ne s’occupe pas (jamais) suffisamment des humains – ]] observer les oiseaux les pigeons les moineaux et rester un moment pour entendre le bruit [[des poissons sous la surface lisse qui glissent, des écrevisses qui paissent, le bruit des grenouilles, des animaux d’eau, des moustiques et des mouches et autres volatiles minuscules coccinelles ou phalènes, phalères ou phasmes, se pencher sur l’existence de cette faune-là]] des gouttes d’eau qui tombent sur la surface plane du canal, les péniches le dragueur probablement municipal qui nettoie, observer un monde qui bouge et vaque, la vitesse d’exécution, les atours les habits les couleurs, les avions dans le ciel, au loin les autos sur le périphérique – le pont qui s’est écroulé à Gênes, les paroles et les écrits qui mettaient en garde contre ce type d’accident, les bétons des années soixante dix comme celui dont on a construit Fessenheim – à la même époque ici on détruisait la moitié d’une salle des marchés qui n’avait jamais servi pour faire de l’autre moitié restante une espèce de musée [[l’idée même du musée devrait être examinée, celui-ci n’a pas à proprement parler à se définir du mot puisqu’il ne dispose d’aucune collection – mais en ville, on dispose aussi de cet équipement, si on peut dire – on trouve aussi en campagne des espèces dans le même ordre d’idée qui se parent d’un « éco »préfixe surjoué, ou mieux ou pires ou différents sur les plages normandes ces différents réduits où on trouvera de vieux obus, vêtements équipements protections armes et de vieilles machines roulantes ou pas ayant mis en fuite l’ennemi du temps où il fallait se battre pour exister]] d’un genre nouveau, nouveau style comme aujourd’hui nouvel internet appli réalité virtuelle [[il s’agissait alors de reconvertir (une séance de rattrapage d’un énorme gâchis mais comme les choses vont comme elles vont et que les affaires sont ce qu’elles sont, on parviendrait quand même à financer ici quelque chose de suffisamment grandiose et novateur, quelque chose qui rapporterait en termes d’images et de prestiges, pour une ville comme celle-ci, celle de la lumière et la plus belle du monde, capitale de la patrie des droits de l’homme et de la liberté fraternité égalité : un rang à tenir et des équipements à offrir) un bâtiment composé de quatre blocs, les plans, les appels d’offre, les études préalables, les essais dans la grande halle, un préprogramme nommé Janus]] j’ai tout oublié tu sais, j’ai oublié tout des Rolling Stones déjà inusables ou de Jacques Higelin qui inaugurait le Zénith [[je me souviens de lui dans la mairie de Montreuil et de son concert qui ne cessait pas, deux heures, trois heures du matin, on en sortait ébahi et on rentrait à pied par la rue de Paris et la porte toujours tout droit sempre dirito]], je me souviens de Patti Smith en blanc et noir
et du brouillard qui entourait chacune des paroles de Bob Marley
comme chacun de ses coups de guitare]] – comme le monde aime à se fourvoyer dans des impasses, c’est après guerre qu’on s’est rendu compte qu’il faudrait rénover cet instrument mais sans tenir compte sans doute probablement de l’état du monde, et de la nécessaire obligation de ne pas laisser en ville – on aurait ôté les halles pour les refouler vers Rungis, un marché d’intérêt national [[entre un aéroport et un cimetière, ouvert dès deux heures du matin, une ville en lui-même ce marché, le « ventre de Paris » ce genre de souvenir et la soupe à l’oignon, et l’histoire et Philippe Auguste mais plus tard, bien plus tard]] et Marco Ferreri et Marcello Mastroianni dans le trou ainsi creusé organiseraient un western avec le blonde Deneuve – on penserait à sa sœur Françoise quand même [[je ne me souviens pas d’avoir vu ce film titré « Touche pas à la femme blanche » il me semble bien, je ne me souviens pas, mais je me rappelle de la difficulté que j’avais de reconnaître dans ce cinéaste un ami (alors que, la plupart du temps, les films qu’on aime sont le fait d’amis, qu’on le sache, le veuille ou l’accepte) (parfois le temps passé nous aide à les renier – et puis une vision supplémentaire, s’il arrive, nous conforte ou nous change à nouveau, c’est aussi cette velléité de la réception qu’il faudrait regarder considérer interroger) non pour lui, non, mais son air sans doute de quelque chose de l’un des sept nains, je crois, mais la joie, pourtant, à la vision de « La grande bouffe »]] – on aurait détruit sur le plateau Beaubourg pour y mettre autre chose aussi – un peu d’ordre et un truc « dédié aux activités de l’esprit et aux loisirs » (qu’en termes galants ces choses-là sont dites) [[c’est ce qui a donné lieu au choix de cette partie-là, « dédiée aux activités de l’esprit et aux loisirs » comme s’il s’agissait des deux mêmes choses unies par la proximité du territoire]] – dans cette ville-là surtout qui se transformait en une espèce de relique des temps anciens avec son Louvre encore ministère – on y mettrait aussi un peu d’ordre plus tard – la maison du roi, la tête tranchée un vingt et un janvier sur la place de la Révolution (ex Louis 15, future Concorde), la fuite à Varennes et sa reconnaissance par son portrait sur une pièce comme Saint-Exupéry sur les billets de cinquante francs [[j’avais gardé dans un portefeuille deux de ces billets bleus dont les numéros se suivaient, j’en avais conçu quelque chose,il y avait là une apparence de tri et d’ordre et je me disais que c’était quelque chose sur laquelle il aurait été facile de spéculer, d’aller voir une officine quelque part en ville – du côté de Drouot sûrement, dans le bas de la rue La Fayette, non loin d’où s’étaient établis les Nucingen, ou là où le banquier avait logé installé son amante sa maîtresse sa poule je ne sais plus, elle s’appelait Esther « combien je suis fou d’elle/combien je suis puni » disait la chanson]] : les temps changent – ne pas laisser en ville les usines, à Javel, aux Morillons et un peu partout mais pas dans le seize, non, ni Neuilly quand même pas – ne pas empuantir l’espace mais c’était compter sans les autos, les chauffages, les avions, la multiplication des humains l’évacuation des plus pauvres au plus loin – il y aurait eu aussi par exemple ces enquêtes à cinq heures du matin dans les villes nouvelles [[Marne-la-Vallée et Noisy grand champ, cette façon d’intituler les agglomération artificielles, comme on avait donné des noms de fleurs ou de mouvements musicaux aux divers quartiers en constructions, lotissements et autres, un peu comme s’il fallait à tout prix se souvenir de ce que que ça avait été, Noisy-le grand ou le sec ou qu’en sait-on, et donner au lieu cet aspect bucolique, agricole, ancien temps ancien monde, comme ici les prairies]] et ces gens qu’on interrogeait, deux heures et demie aller, deux et demie retour tous les jours que dieu fait sauf le week-end, le salariat, les immeubles à reconstruire, le prolongement du réseau express régional – aujourd’hui on a trouvé à intituler ce trafic, ce travail, ce bazar « grand » et c’est tout – c’était compter sans les quinze pour cent l’an de rentabilité de tout et de quoi que ce soit – il aurait fallu aussi s’occuper de ceux qui ne bougent pas, qui ne font rien, assis sur ces chaises malcommodes inconfortables qui geignent et crient quand elles tournent [[attendre qu’ils s’y installent, et qu’elles s’arrêtent un moment, attendre pour s’entretenir avec elles ou eux mais très souvent, sinon presque toujours, c’était non : on ne doit pas attendre, on doit y aller direct franco à fond tout de suite, dès que le temps s’y prête dès que l’occasion se découvre sans y penser, sans réfléchir, se jeter contre cette relation, se fondre, plonger directement sans penser à quoi que ce soit sinon cela : « je travaille pour le parc et j’aimerai que… »]] – le créateur inventeur faiseur réalisateur dizaïgneur on en a déjà parlé, Burano sans portable etc. [[il y a un réseau d’îles sur la lagune, il y en a deux là, l’une si proche de l’autre qu’elles se trouvent réunies par un pont, une trentaine de mètres, la deuxième se nomme Mazzorbo, le bateau s’y arrête parfois, ou alors seulement au retour, il s’y trouve un restaurant trattoria nommée « Aux chasseurs » on marche, le vent de la lagune transporte avec lui les effluves des alpes qui sont au bout de l’horizon, l’eau est calme, le soleil se couche, c’est encore plus beau en hiver]] – il y avait les lumières bleues, petites qui marquent l’accès il y a aussi ce mobilier ces poubelles en triangle bouchées après les attentats de quatre vingt quinze rue de Rennes ou Port-Royal Saint-Michel ou marché de la Bastille – mais est-ce qu’on allait cesser pour autant de prendre le métro ? la peur mais on le prenait pour faire mentir ces fumiers – ceux qui ne bougent pas allongés sur l’herbe qui lisent, ceux qui ne font rien qui bronzent dénudés à l’été, ceux qui s’embrassent qui se parlent la main dans la main assis sur le quai du canal tandis que glissent doucement les bateaux les péniches les transports de pondéreux, il aurait fallu regarder ceux qui ne font rien, les mains croisées dans le dos, le manteau sur les épaules, la casquette vissée sur un crâne chauve, clope au bec, ou elles en blouse sans manche, fleurs en couleurs, mains croisées sur les jambes repliées assises sur le banc en marbre vers cinq heures, les familles ou les enfants qui courent crient roulent s’amusent tandis que les parents pouvoir d’achat offrent une gaufre une glace une gifle [[il y a du soleil c’est l’après-midi, on commence à fatiguer, on a beau être là pour respirer, passer le temps, l’oublier, il y a une tension si les enfants sont là, on les surveille, on tente d’éviter quelque accident, égratignures, pleurs, consolations : il est temps de rentrer]] – ça peut dépendre, il y aurait aussi mais on ne l’entendrait pas, une musique tranquille qui se glisserait dans le mouvement des arbres au bout de l’allée, il y aurait un peu d’air qui s’en irait vers la basilique, au nord au loin en vert, il y aurait surtout le silence et l’absolue règle de ne pas faire chier qui que ce soit avec des questions idiotes inutiles insensées stupides ou tellement bêtes, voilà, bêtes – alors on les regarderait simplement, il y aurait des fleurs et des couleurs, du vent et une sensation de bonheur, on attendrait on sait que les choses viennent et vont comme elles vont, comme dit la chanson « de temps en temps la terre tremble » [[Aragon chanté par Ferrat c’était un disque de la maison, dans les ors, la tête du chanteur compositeur dans les noirs, cheveux longs d’après soixante huit probablement, il n’était pas dans cette photo, ça aurait pu pourtant, qu’on croise assez fréquemment dans les cafés qui réunit Brassens Georges Léo Ferré et Jacques Brel quand ils parlèrent de la vie, un jour je ne me souviens plus exactement, c’était dans la télé ou dans le poste et ça avait la qualité de nous les faire haïr un peu : on les aimait un peu aussi les uns et l’autre, surtout le premier, le troisième à l’emporte pièce mais pas anar, non, et Ferré et son île et Pépée – ah Pépée, pourquoi l’avoir tuée?]]