Atelier d’été 18.39
consigne 39 : chantier : exercice libre, en pensant à Julien Gracq évoquant le trou d’avant la construction de Beaubourg : le réel dans l’instant de sa transformation, image d’un chantier
étant donné l’ensemble déconstruit depuis quelque temps (la relecture, c’est quelque chose), il y a eu un moment aussi où je ne sais plus exactement – quelqu’un je crois cette dame qui s’occupe de généalogie quelque chose – disait « j’ai l’impression que les consignes sont faites pour moi » – un peu ce type de rigolade : ici ça a toujours et de tout temps été un chantier, le chantier de quelque chose qu’il me faut écrire, cette expérience et ce lieu et ce travail – je ne dis pas la transe qui parfois s’empare de ma conscience quand je pense à la fin du travail – la fin du travail, c’est quand on connaît par coeur le questionnaire et qu’on pourrait l’énoncer les yeux fermés (sans regarder l’intéressé) – il y a eu un moment, c’était en août, au début de l’année il y avait eu cette attaque terrible de l’allée Verte et du journal Charlie avec ces morts, celle de l’épicerie de la porte de Vincennes, dans le même temps, laps de temps ce vendredi-là cette horreur, et le dimanche des millions dans les rues – une espèce de sursaut quelque chose, mais cette nuit-là, c’était le vingt août quinze donc, de ce siècle-ci, et cette année-là pour moi, tellement horrible et en regard de ce qui se passait alors en ville, heureusement sans mort, crimes meurtres sang non, dieu merci comme disait ma grand-mère (Manée, pas Malou ; Manée) – il devait être deux ou trois heures du matin et on entendait dans le ciel des hélicoptères, et il y avait là quelque chose de bizarre, on dormait mais le bruit des avions qui passaient au dessus avait quelque chose d’invraisemblable ou de particulier, quelque chose – on savait bien depuis quelques années aussi que ce chantier (il s’agit de la quatrième travée, c’est un terme assez technique disons pour évoquer le truc du bout de la moitié restante de l’abattoir qui ne servait à rien depuis un moment – depuis l’ouverture de la tranche, c’était une affaire serpent de mer, une arlésienne qui jamais ne venait – un jour, ils avaient (je ne sais pas pour le « ils » exactement, mais enfin, disons) montré là une esquisse assez grande, étoffée, d’une des tours de cet architecte si opulent et infatué Nouvel Jean – philharmonie sans concours et budget sous évalué : un homme d’affaires – alors on pourrait réduire le truc à ce fait simple : l’incendie de cette travée-là, quelque chose qui allait retarder l’ouverture de ce magasin, décomplexé c’est bien ça, il y avait aussi cette histoire que j’ai trouvée magnifique (ce ne sont que des bruits,mais ces bruits-là font une sorte de halo sur le tout et inspirent aussi quelque chose comme une certaine méfiance) des bruits sur les agissements (et les achats – Solférino ex-siège du PS, 45 millions d’euros par exemple…) du pédégé de la boite qui s’occupait de la transformation de cette travée en une espèce de centre de loisirs commerciaux – ou loisirs centré sur le commerce – de commerces centrés sur les loisirs avec sa vingtaine de salles de cinéma ses restaurants végan ou responsables ou heureux gais pimpants simplement accueillants qui sentent bon le propre le management par objectifs et les serveurs habitués à l’avenance, cette proposition simplement honnête d’une espèce de souplesse dans les différentes vertèbres, tu vois quoi ? – on pourrait en dire sur ce chantier (un photographe a été désigné d’office – sans doute après appel d’offre en bonne et due forme – pour prendre des clichés de cette affaire-là) – mais il ne s’agit pas de lui, il s’agit de l’effet de dévastation qui s’est produit en moi, à ce moment-là, induit par ce qui se passait sept mois plus tôt dans cette ville-là, cette même ville (je me souviens de l’irruption dans le cortège officiel du dimanche, sur le boulevard Voltaire, du minuscule président précédent, je me souviens : il sera sur la photo, oui) où avait brûlé cette annexe donc du bon goût, puis au mois d’octobre, le trente et un vers une heure du matin, un peu avant, l’incendie de mon appartement, tout mon intérieur – c’est cela le chantier, c’est lui qui arrive – cette arrivée sur la rue du faubourg fermée par le Poste de Commandement et de sécurité des pompiers les tuyaux l’eau la nuit les lumières l’horreur – les voisins dehors, tout le monde, tout l’immeuble, toute cette humanité qui nous rassure, c’était fini, cependant, l’incendie était maîtrisé, à peine dix minutes, et puis voilà on avait tout perdu, à quatre heures du matin, on montait dans les étages, dix centimètres d’eau dans tout l’appartement, la nuit le noir l’horreur, toutes ces choses, perdues, calcinées plus de livres d’ordinateurs de lits de meubles habits vaisselles piano clavecin violons guitares outils plus rien, plus plus rien… et puis on se relève du chantier, tout de même, pour le treize du mois suivant apprendre cette horrible indicible, infernale, terriblement proche, je me souviens de l’entorse de Philippe de Jonckheere, ou de Olivier Hodasava qui vivait par là tout autant, Dominique Hasselmann qui ne pouvait plus rentrer chez lui et s’en alla dormir ailleurs, puis les bouquets de fleurs, cette horreur, cette terrible mise en doute de la réalité du monde, cette mort tout venant, n’importe qui, n’importe qui, la vérité de cette ville-là, juste devant nous, là à cent mètres de chez nous, le chantier, rebâtir, encore encore encore et toujours
belle dérive vers un terrible chantier