Oublier Paris #66
On ne sait jamais ce qu’on est en train de faire, on le fait. Il n’est pas neuf heures du soir, une journée comme les autres (c’est à dire semblable et unique) s’achève, on a mangé (je ne sais plus quoi), la vaisselle et on a passé le blouson, il fait frais mais c’est le début d’avril une écharpe, on marche sur le petit chemin creux, juste là, derrière la maison de R. une espèce de pavillon haut sur pattes, de peut-être la fin des années soixante, quelque chose qui alors se voulait moderne et qui est devenu dépassé et périmé, on passe derrière, et là dans le champ
tout au fond de l’image se trouvent quelques bêtes, des animaux, qui sont là, tranquilles et paisibles (on approche, la technique)
le cadre a quelque chose mais on ne voit rien, le champ est la propriété de R. sans doute, elle le loue je crois (je ne sais pas exactement je ne fais pas trop attention même si j’aime savoir que (23) celui-ci, qui le loue pour ses chevaux, conduit un jour une Mercedès et un autre un tracteur)
ils sont là, en effet, il y a aussi un âne qu’on ne verra pas à l’image, il est assis sur le champ gauche cadre invisible, on attend donc un moment, on a appris il y a quelques heures que l’opération du coeur qu’allait subir un oncle serait sans complication, on a quelque chose dans le fond de la pensée, quelque chose, qui s’exerce pour nous dire que le monde est une chose sur laquelle on a la tentation de compter
on compte sur un avenir heureux, on a réglé comme sans le savoir la focale sur un indice inconnu, les animaux font mouvement, et puisqu’ils bougent, on ne bouge plus
c’est qu’ils viennent à notre rencontre tu sais quoi, quand ces choses-là arrivent, c’est un peu plus fort que soi, on attend, ils bougent mais on reste là
« têtu comme une bourrique » disait Serge Reggiani, ce poème comment était-ce qui disait « reste là ! ne t’en vas pas ! », on attend, le bruit des pas sur l’herbe qui la foulent, il y a là l’astre là-bas qui va disparaître au creux de l’image
il y en a trop, la lumière éclabousse alors qu’elle s’en va, qui comprend qui voit qui sent
j’aime l’image fixe comme j’aime le cinéma, le plan, le champ, le contre-champ, le fondu enchaîné et le montage parallèle
je me déplace un peu, coïncidence de l’ombre avec la trace qu’elle laissera, je ne sais pas ce que je fais je le fais, ils approchent, je pense à Sir Alfred, je pense aussi à Marnie
les voilà plein cadre, deux ici le troisième caché, le soleil au fond fait comme tous les soirs nuages ou non, précipitations ou sérénissime
plus près, les trois s’avancent, on les a nommés, c’est certain, ils sont là ils viennent
ils s’avancent on se tait, on est là, à les toucher
mais non, une barrière électrifiée les sépare de nous, on ne le sait pas, je ne l’avais pas vue, ce n’est pas qu’ils nous parlent, nous les saluons peut-être d’un mot, demain nous reviendrons, ils seront dans la même position, au loin plein champ, ils nous verrons de loin, mais comme il ne le leur sera de rien (qui sommes-nous, que leur apportons-nous sinon cette barrière électrique ?), ils ne bougeront pas.
et c’est un moment merveilleux à accueillir en silence (en ce cas honte à moi)
@brigetoun : merci de passer doucement…
Il paraît qu’il faut leur parler à l’oreille (mais dans les westerns, les barrières ne sont pas électrifiées)…
@Dominique Hasselmann : juste un murmure, alors…
Vous nous feriez presque aimer la campagne avec vos si belles photographies !
@l’Employée aux écritures : n’exagérons rien, Employée, la photographie (ainsi que, dit-on, les sentiments) ment quand même pas mal… :°)) merci du passage.