Maison d’arrêt
Ce texte est écrit pour l’exposition « In situ // Incipit » (le double slash est de moi) réalisée par Mathilde Roux et à son invitation (qu’elle en soit ici remerciée) (ainsi qu’à celle de Philippe Aigrain) (qu’on remercie ici aussi). Il sera publié dans le même temps que je le dirai, en la galerie Six Elzévir, à Paris. Il fait partie d’une somme de souvenirs que j’essaye d’entreprendre en cinq chapitres (1 : 1953- 1960 ( j’en avais fait une liste, je l’ai perdue); 2 : 1960-1973 (c’est ici qu’il vient); 3 : 1973 – 1990; 4 : 1990 – 2008; 5 : 2008 à nos jours). Je ne pense pas parvenir à les classer. Je pose cette feuille de route, cette lettre de mission, ce programme prospectif ici, ce jour, en avance, afin de tenter d’infléchir un peu cette paresse qui s’empare de moi quand je tente de réaliser quelque chose de l’ordre de l’écriture (cela dure depuis que j’ai eu vingt cinq ans (chapitre 3)).
1066 mots; 25 images empruntées au robot.
C’est par la gare du Nord qu’on arrive, un sous-terrain qui vient des quais débouche sous cette galerie – alors elle n’existait pas, c’était une place de la gare avec des parkings pour voitures, à présent le centre ville, c’est là qu’il commence, est devenu piétonnier comme partout – mais ce centre, on l’évite on prend à droite
le boulevard Alsace-Lorraine, large espace qui va vers le nord, deux fois trois voies, plus deux contre-allées, augmenté de trois terre-plein, en suivant d’abord une descente jusqu’au pont sous lequel coule la Somme. Avant le pont part à droite la rue de Verdun, à gauche le port d’Amont. C’est à cette intersection que commence le boulevard de Beauvillé qui monte les collines qui forment le lit du fleuve, toujours aussi large. Sur le pont (non nommé) à main droite, sur la rive droite du fleuve
les hortillonnages qui ont leur maison un peu plus haut – jardins et vergers potagers dont on vend les productions le samedi matin, au port d’Amont. A main gauche si on se retourne et sur la rive droite, on la verra en redescendant, la cathédrale Notre-Dame. Tout semble normal, apaisé, il fait doux, on gravit la pente du boulevard.
Un peu plus haut
on croisera l’hospice Saint-Victor, maison de retraite pour indigents dans mon souvenir – ça a du changer – hospice, asile, Maurice, le grand père d’un de mes amis a fini ses jours là – mais c’est encore une ruse de ma mémoire ou de mon souvenir, il y a erreur, il m’appelait « ch’gros » je me souviens qu’il était sourd comme un pot ou débranchait son appareil quand il en avait assez d’entendre parler ses contemporains, je ne l’ai pas tellement connu, mais pourquoi le faire décéder ici, je ne sais pas exactement. Au ciel passent toujours et cependant les aéronefs
mais il y en a plus aujourd’hui, on parvient à un croisement, on prend à droite, l’avenue de la Défense Passive – avenue est un bien grand mot, mais qu’importe, c’est ici, au quatre-vingt cinq, que se trouve la prison
sur la pelouse en plastique à l’arrière d’elle se trouve le stade où mon frère allait jouer au hockey sur gazon (c’était alors du gazon, peut-être), cette prison
qui date du début du siècle dernier, trois cent sept places, le haut mur de briques, le garage d’à côté du toit duquel on balance dans la cours des téléphones portables, des cigarettes, des objets tant que l’administration pénitentiaire (c’est ainsi qu’on l’appelle) a été obligée d’ériger des filets pour tenter d’empêcher ces actes (sans succès), derrière ces murs de briques
attendent des hommes, un verdict, un avocat, une visite, mais alors, du temps de mes quinze ans ici même
l’entrée principale, mais l’entrée des visiteurs ici
on surveille les abords
l’électronique de nos jours, mais alors, c’était un matin, vers cinq heures, le onze mars de l’année 1969 (cet acte est très documenté), on ne sait s’il dormait, on est venu, une chanson (Julien Clerc, paroles de Jean-Loup Dabadie) fait « ils sont venus à pas de loup/ils lui ont dit d’un ton doux : c’est le jour c’est l’heure/il les a r’gardés sans couleur » et puis il a été cinq heure vingt « voulez-vous écrire une lettre/ il a dit oui, il a pas pu/ il a pris une cigarette », et puis à cinq heures trente, on avait au col découpé sans doute sa chemise, on l’avait placé là, et André Obrecht (1899-1985) a fait agir le mécanisme qui déclenche la chute du couperet. Quelques jours avant, le général De Gaulle avait refusé de gracier Jean-Laurent Olivier cet homme de vingt cinq ans qui avait été reconnu coupable d’infanticide et dont on saura plus tard la déficience mentale, point de grâce du général, non, tout comme de ses deux successeurs, Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing (alias « crâne d’oeuf »), chacun, par trois fois, les refuseront aussi. Il doit y avoir un bruit. La tête tombe dans un panier d’osier qu’on a pris soin de garnir de son afin que le liquide ne s’épanche pas. Cinq heures et demi du matin, ce fut fait. On reprend en sens inverse cette avenue de la Défense Passive, attraper un bus peut-être
au rond point, on prend à gauche, à main droite il est une mosquée nommée El Feth (cela peut se traduire par « les clés » m’a indiqué Gégé)
aux murs de briques
succèdent les murs de briques
oui, le cirque Amar de mon enfance toujours là, donc, on redescend vers le centre, au loin ce qu’on aperçoit c’est la tour dite Perret
sur le pont, sur la rive gauche du fleuve, au loin Notre-Dame d’Amiens
sur ce bout de quai nommé Port d’Amont, cette petite maison blanche est une synagogue, au premier étage de on aperçoit des gens et des lumières
tout comme à cette façade d’une espèce d’hôtel nouvellement construit sur l’autre bord du carrefour
graphique, mais un bâtiment a-t-il à l’être, des individus sont aux fenêtres aussi
on se penche, peut-être guette-t-on quelque chose quelqu’un
il s’agit du coin de la rue de Verdun et du boulevard Alsace-Lorraine à nouveau, puis voici la gare, on a jugé bon de remercier
en français puis en anglais, mais remercier qui ? Je ne sais, peut-être
ce type qui court vêtu d’un t-shirt jaune, manches courtes, essoufflé sans doute, cet autre qui le suit ? Qui sait, la gare et sous l’auvent stationne ces trois motards
l’ordre, la loi, l’Etat et sa violence dite légitime, sous le treillage d’acier, on s’en va, on quitte les lieux, c’en est fini
Beau détour, pour certains sans retour.
oui, ce type en jaune, il court, je me demande où il va, si ça se trouve il court comme ça, partout, et on pourrait le google-repérer sur la planète (sauf dans les angles morts des endroits non répertoriés) et c’est lui qui dit merci parce qu’on le laisse courir (malgré les prisons, les motards)