Atelier d’été 15
#1 Les peurs.
C’est le cinéma de l’avenue de France, là où ça commence, là où les deux doigts de la main gauche dans la bouche majeur annulaire il fait le tour des sièges qui sont tous réunis en une seule et grande rangée comme ici les mots, sur l’écran « la chose venue d’un autre monde », ce ne sont pas les images c’est la musique elle est dans son dos et c’est au ventre, ce n’est pas le corps c’est l’esprit, l’âme quelque chose qui aurait à voir avec une effraction la manière d’agir de se sentir en société tandis que son frère, ce héros au sourire si doux comme il aime à rire se cache derrière un fauteuil ici là on ne sait pas il n’est plus là il a disparu happé mort sans doute, pris tenu serré pour que ça ne sorte pas, c’est sourd ça sourd c’est là ce n’est pas spécialement noir, ou beige, ça dégoulinera peut-être en s’accrochant laissant une trace, ce sont des bruits qui coupent les yeux qui s’écarquillent on dit, ce sont les notes sourdes et basses ou tout à coup si stridentes, quelque chose qui fouaille comme ces grandes vrilles qu’on voit dans les chantiers inaudibles avant qu’on ne commence, les bruits surtout les bruits, le corps et l’esprit, l’avenue de France et la chaleur, les étoiles même qui se cachent derrière les nuages, les ombres dures sèches mates lourdes la couleur ce sera le noir, le rouge l’écarlate sang, la terreur des armes, des fils aigus des armes blanches, des ouvertures et des tortures, des liquides des humeurs des hoquets des spasmes, crier sans bruit crier sans bruit crier sans chanter crier crier
Hans BECKERT (340-1896)
#2. marcher dans la maison vide.
L’escalier de service, noir, sans lumière des fenêtres cachées du tulle noir du couvre-feu, jusqu’au troisième dans la pénombre et sans vraiment de bruit. Sinon au loin, la musique d’une chanson douce, une chanson de ces années-là, une rengaine, une chanteuse brune les yeux maquillés, « we only said good bye with words… » au loin, comme inaudible, la musique s’éloigne, mais tendre et douce comme un vent qui soufflerait à peine, c’est là : la pièce est dans l’ombre, un lit de fer pour les examens, une commode et une armoire, des ustensiles, des seringues, des objets scalpels ou pinces, les portes de glace ne reflètent rien sinon quelque chose du vert-de-gris des uniformes qui tout à l’heure, dans le coin gauche, une porte à la vitre damasquinée minuscules fils de cuivre, plus loin l’accès à la pièce qui fait salon d’attente, persiennes tirées, ombre au sol, traits de la lumière lunaire, la musique loin au loin tourne sans arrêt « He left no time to regret/Kept his dick wet » qui ne vient de nulle part, ou d’une autre chambre, au sol ces tapis de Perse qu’il aimait tant dans les rouges, dans les oranges presque noirs, malgré la chaleur de l’été, sur le bureau ni bloc ni stylo, seule cette représentation, une panthère noire qui regarde vers sa gauche, vers celle ou celui qui vient s’asseoir parler de ses soins, de ses douleurs, de ses peines, désincarnée et noire sur son socle de marbre, petite inscription illisible sur le rectangle de cuivre, sièges de cuir et accoudoirs de fer chromé, au plafond le ventilateur décidément et à tout jamais inutile et poussiéreux, les moulures de stuc ouvragés passées du blanc au gris crème, les coins noirs sans lumière et déjetés, droits angles coins muets plinthes de bois peint blanc et plancher de hêtre noir, tapis, marques des roues du lit et petit tabouret qui permet d’y monter, l’autre porte celle du cagibi où son frère se cachera quand, de la porte d’entrée retentiront les cris, ouverte à la volée en en brisant la vitre, les cris les pleurs les coups les viols les meurtres un petit panoramique vers la fenêtre ouverte à l’espagnole, les persiennes qui ne s’ouvrent pas donneraient sur la rue de Marseille nuit non encore achevée et en contrebas des autos noires des ombres noires qui surgissent noires Hans BECKERT (392-1905)
#3. aller dans la maison vide
tout toujours tellement semblable, toujours des pavés, des trottoirs, peut-être du brouillard, le fog si propice aux éventreurs, de la lumière grise, ce n’est pas qu’on en ait peur mais les battements aux tempes et le ventre à peine tordu, un peu, marcher entendre des bruits râles, jamais des mots, ne croiser que des ombres et se souvenir des jours lumineux mais hagards, sentir une vague odeur de musc, puis des relents de glaise humide, serrée, lourde aux chevilles, avancer sans le bruit des pas, quelque chose d’étrange dans le frottement des pas sur un sol humide, quelque chose comme un bruit un peu écoeurant quand un pied devant l’autre se pose, ce n’est pas que le lieu soit inconnu, ce n’est pas que la nuit tombe vite ou que la lumière épaisse s’échappe des impasses, ce n’est pas qu’on cherche son chemin, il est là, évidemment sûr, certain et droit, il monte un peu, on ne reconnaît rien, rien n’est semblable, on déglutit, il y a peut-être une voix lointaine qui assure qu’il s’agit de la bonne direction, un carrefour, une odeur de lavande puis de viande avariée, on avance vers l’est, ce n’est pas qu’on fuie, une sorte de chaleur et une lumière rouge, derrière soi, l’envie de courir ou simplement la nécessité l’obligation, le sentir battre à son cou, courir à présent que la rue, c’est bien une rue, oui, descend, des pavés oui, des trottoirs aussi, mais aucun être vivant, des gens pourtant ou seulement leur ombre, on se précipite vers elles mais elles ont disparu, des grognements indistincts, des bêtes peut-être derrière fenêtres entrebaillées rideaux sales, ne pas s’arrêter courir, courir encore, la sentir couler au creux du dos, la chaleur aux aisselles, les pieds qui s’enfoncent, ne pas reconnaître tourner à droite, des murailles, des escaliers qui se perdent vers le fond des entrailles, courir sans s’arrêter, une fleuve ? un pont ? ne plus respirer, retenir son souffle ne pas crier ne pas avaler ne pas regarder, glisser se retenir, mousse humide, noire, sans prise, glisser glisser et ne plus savoir ni bas ni haut glisser s’abîmer essayer de crier voir des ombres demander de l’aide, crier sans un mot sans un bruit, hurler de toute son âme hurler hurler et tout à coup, assis sur le lit, draps noués à la taille ouvrir les yeux dans la plus noire des ombres (398-2308)
#4. 5 rêves
1 une glace au citron, une petite ritournelle sage, un peu quelque chose qu’on entendrait à la place de « Peer Gynt », ce quelque chose qui ressemble à une sorte de chanson, inutile et gaie 2 l’odeur de quelque chose de très loin, très innocent, très vide et creux, quelque chose qui doucement viendrait à la conscience, loin poisseux puis qui ne s’écoulerait pas, se figerait dans le fond du rouge presque noir 3 la route qui surplombe la ville qui n’est empruntée que par les autos à la nuit, à toute vitesse, les semi-remorques qu’on a du mal à doubler qu’on frôle on sait qu’on y perdrait la vie on entendrait les étincelles et les roues et les chromes et la vie elle même se tordrait briserait mais on passe 4 le livre est de la série « présence du futur » cette ellipse et ce cercle ils sont dans les jaunes le fond est blanc et les lettres noires minuscules, ne pas l’ouvrir, on n’en connaît pas le titre on sait qu’à l’intérieur, si on s’y penchait, on verrait les traces de sang 5 sentir sur la peau le doux frôlement des ailes d’un papillon, il s’en va, ce n’est pas ça, non, il s’en va mais le frôlement est là, qui reste, on avait cru y entendre quelque chose de l’aile si tendre mais non, c’est plus profond, c’est plus intestin, c’est là et ça cherche, on ne veut pas regarder, on ne cherche rien on voudrait s’en aller, on voudrait s’il se pouvait fuir mais c’est là, en soi et au plus profond de l’espoir et de l’âme c’est là, ça ne cherche rien mais présent et sans qu’on puisse s’en défaire jamais comme si la camisole n’y était pour rien, les capsules qu’on absorbe, les piqûres qu’on subit, les coups les cris les os brisés et dans les yeux les restes de ce qu’on aurait aimé vouloir intituler la vie Hans Beckert (325-1747)
#5. un mot
Malédiction – il sera pris entre mâchoire et miroir, depuis qu’on avance ici, c’est toujours le même homme qui est là, à un certain moment, il se retourne, ce n’est pas qu’il soit suivi, il sifflote une petite ritournelle, gaie, dans l’escalier vide la mère appelle sa fille qui ne viendra plus, il est là lui, les bonbons les souvenirs du papier sur lequel il a écrit d’un crayon rouge, il est là devant un miroir, il se tourne la ritournelle, « un aveugle en gémissant sans le savoir a marché et dans la nuit a disparu » tous le recherchent c’est lui, il est là tourne le dos à ce mur qui réfléchit, c’est là, en lui peut-être même dans ses mains qui ne lui obéissent plus, il n’y peut rien, c’est là juste devant lui, il se tient la gorge, cette lettre sur son épaule comme les numéros qu’on tatouait aux bras des miens, comme ces dents qui plus jamais ne mâcheront et qu’on leur arracherait, leurs cheveux leurs chaussures les tas d’ossements qu’au bulldozer on enfouissait là, dans ces lieux-là qu’aujourd’hui on visite en touriste, canne à selfie yeux tournés vers l’objectif sourire j’y étais, le travail rend libre et lui, dans son dos, à la craie, un tampon, une sorte de je ne trouve pas le mot, il se regarde et voit son dos, marqué comme il sait qu’il l’est lui-même, croire en quoi, en cette lettre écrite, se retrouver dans cette immense cave (j’ai devant moi Philippe Gerbier et ses lunettes qui court dans ce souterrain de « l’Armée des ombres »), pochoir est revenu en blanc sur son manteau, sur son épaule (est-ce la gauche ?) la lettre se lit à l’envers comme à l’endroit, elle ne change pas dans son reflet, elle reste là, têtue, entêtante, qui tue tue et crie ce n’est pas lui, il crie non, ça s’empare de lui est-ce qu’il est responsable ? est-ce que c’est lui qui doit payer, ou est-ce ce monde-là, celui qui vient, qui à mort le condamne celui qui vient et viendra (devant mes yeux, Fritz Lang et John Ford portent un même bandeau, je suis borgne, il y a longtemps que je les aime) Hans Beckert (370-2028)
#6. dans un coin
Une petite pièce, pas une chambre, en dessous, en dessous de la cave, la basse-fosse du monde, de la pègre, de la société, conçue comme une sorte de repaire, ça n’existe que pour peu, presque personne n’en sait l’existence et d’ailleurs elle n’existe pas, on ne la voit pas, elle n’existe pas, elle n’est pas, mais elle doit pourtant être là, dessous, forcément, au coin le plus noir de l’âme, au fond de l’immense cave, là où tout à l’heure se réuniront peut-être six cents êtres voleurs, menteurs truqueurs, pickpockets ou à la tire, violeurs, faux aveugles ou vrais comme celui qui a reconnu cet air sifflé, maquereaux, putains, faux manchots, lies rebuts chiens rats, meurtriers pour deux billets ou pour un mauvais rire, un mauvais mot, hirsutes et sales, estropiés édentés saoûls ou attentifs, six cents haleines empuanties ou mauvaises qui tout à l’heure –sont-elles seulement humaines ?- mais à présent, personne, vide, la trappe qui y mène est rebattue, on ne la voit pas, on ne la discerne qu’à peine, on ne sait pas mais un anneau rouillé tenu par un écrou fixé au bois vulgaire en commande l’accès, les interstices calfatés de tissus couverts de suie, sans peinture, comme cachée parce qu’on ne veut pas que ça se voie et que ça se sache mais c’est là, une vingtaine de marches d’un bois geignard fiché dans les parois brutes et tenus par de mauvais pilotis eux aussi faits de bois trivial et usé, inutile même au feu, on descend pour se tenir sur un sol battu de terre, informe noir terni des précédentes venues, murs noirs sans être teints, par nature, ne réfléchissant rien, n’enregistrant rien, ils ne voient ni ne diront rien, un plafond fait de trois poutres énormes et laissées en l’état apparentes, troncs torves torturés tortueux, aux nœuds incessants, ignobles, creux, laids on a fiché dans celle du milieu un anneau de métal, affreux rongé accroché par quatre écrous rouillés, où passeront corde croc ou ce qu’on voudra, au droit de l’anneau au sol comme une rigole creusée hésitante qui se perd dans les tréfonds noirs et invisibles d’un coin, si on y regardait la profonde pestilence des humeurs qui y croupissent en dissuaderait, au sol, ce tabouret, quatre pieds tenus les uns aux autres par des traverses carrées, bizarrement peintes de beige, aux pieds quelques tâches indiscernables mais infectes, sur l’assise on décèle des traces comme de pas, noires noircies poisseuses autrefois liquides séchées odieuses, à peine un meuble mais le seul de la pièce, l’ordonnance y pose sa lampe à pétrole avant de commencer son office, sourde aveugle insensible et peut-être même tenace et fière de la croyance qu’elle aura de faire ce qu’il faut pour le bien de tous. Hans Beckert (463-2709)
#7bis
7bis. (Fritz) Lang
Au début, le souvenir de la cage d’escalier. Il y a peut-être la mère qui appelle mais sans un mot – contreplongée. Il y a quelqu’un qui siffle un air. Une ombre. Une petite fille en robe, une vitrine, une rue, des bonbons, l’homme a son chapeau, son manteau, il est un peu gros. Puis viendra la chasse, les hommes comme des fourmis qui le captureront, qui le jugeront et le mettront à mort, pour le bien de l’humanité.
C’est souvent en sortant que ça me prend. Je ne sais pas vraiment comment, ni où, ni pourquoi, je passe sous le porche, je descends jusque la place, je traverse le pont qui suit, j’avance et c’est le crépuscule qui descend. C’est souvent comme une sorte d’hypnose qui me prendrait, je ne sais pas expliquer, je ne saurais mettre en mots, c’est juste là devant moi, ça me pénètre peut-être, mais ça me possède et je ne suis plus rien. Il fait froid. Il neige peut-être, tout est gelé, tout est congère, la nuit et les blocs de glace qui ne bougent plus sur les bords des rues, c’est là et c’est la nuit et c’est sans un bruit que je crie
Hans Beckert (207-1098)
#7.
Il y a un moment où tout paraît simple, léger, facile et clair. Presque doux. Il y a ce moment-là, toujours, dans cet ordre, toujours ou peut-être n’est-ce que ce que ce qui est recherché. En tous cas, dans tous les cas, cette impression de déposer une âme morte, quelque chose comme un animal lourd, pesant, noir et rugueux et la liberté de pouvoir enfin se mouvoir sans cette charge, en oublier le poids. S’en soustraire. Quelque chose qui ne serait qu’au monde mais dont il voudrait se débarrasser, ne pas entendre parler, ne pas entendre, ne pas non, les mots, ne pas les dire, ne pas les voir, quelque chose qui ne serait pas mais qu’on porterait, toutes tous, sur nous comme une sorte de manteau vêtement immobile, une sorte de marque, une lettre, en nous comme une lymphe noire, une humeur et un sentiment qui mentent, cet étrange animal cette bête, cette chose à l’haleine froide comme sortie d’une cave, enfouie loin de tout, jamais comblée une charogne, ce serait une lettre qui, tout à coup, alors que tout n’était qu’air et vent se muerait en boue et piège, les mâchoires violemment serrées qui se referment sur la cheville, un signe cette vision, dans le miroir il n’y avait rien, et tout à coup, c’est dans la vitrine, dans la vitre, la nuit quand les lumières se sont éteintes, la nuit le reflet là à l’épaule on n’en croit pas ses yeux, mais c’est écrit, c’est là et c’est pour toujours fini c’est fini, on chercherait à fuir mais c’est sans issue, on chercherait à gommer mais impossible, comme le fer sur la peau des animaux, cette fumée ce grésillement ici sans bruit sans qu’on le sache, sans qu’on le nomme, là, sur l’épaule, et en se retournant, là, dans ce reflet, se savoir pris happé cloué à jamais comme une éternité
Hans Beckert (319-1768)
photo de Laszlo Löwenstein