Journal des Frontières Saint-Mammès
C’est un lundi.
On attend au rez-de-chaussée (la réalité des choses, c’est que le rez-de-chaussée n’existe pas, il n’y a de chaussée que bien plus bas, quelque chose qui n’a aucun rapport avec l’existence même du piéton, du passage protégé et de ses clous : des niveaux, oui, alors) que le train veuille bien se donner la peine de revenir d’un lieu plus ou moins tenu secret
ce mobilier légèrement (bah, il porte son nom) vulgaire (c’est pour les photos-portraits où tu es censé faire la gueule) (on en a vu d’autres dans le Montparnasse Monde), le hall de gare (le croissant est à un euro cinquante, ma chère : j’en fais l’expérience, le type qui me sert – ceux qui servent ont le teint foncé, ils ressemblent en cela à ceux qui descendent du train le samedi – je ne veux pas qu’on me serve, je n’ai rien à faire du service) il est un peu (8 et demi) tôt le matin j’attends le train je veux faire des images, j’ai dans les yeux ce film magnifique d’Emma Dante (Palerme, 2013) et son dernier plan, je me suis placé j’ai fait marcher la machine mais elle n’a rien imprimé : je suis novice et pourtant, j’ai fait attention, la journée commençait mal, et voilà un croissant à dix francs
le train est à destination du garage, moi ça me ravit toujours ces trucs-là (savoir que le train qui est là est à destination du garage a quelque chose du truisme, de la redondance, de la bêtise qui correspond exactement à l’idée que je me fais de cette société : cette naïveté insolente et puérile a quelque chose de coquet), je monte, dans celui qui va à Saint-Mammès, en passant par bleau et Moret, je monte j’avance mais je fatigue (j’ai quand même fait des images animées entre Fontaine et Saint-Mammès, il ne me reste plus qu’à m’adapter techniquement et en voiture), c’est d’ailleurs, deux minutes avant le départ, ce qu’ordonne la société (les allongements de temps de parcours, comme on voit, ne sont pas seulement dus à des travaux)
mais nous sommes partis, fonce la rame à deux étages, alors les uns lisent, ou baillent, les autres dorment (ici la photo préférée de l’année) (pour le moment) (l’homme qui dort)
je fais mon film, le train avance, j’ai rendez-vous j’y serai à l’heure (c’est dix à l’établissement régional du premier degré, le directeur me reçoit -mille mercis pour l’accueil – et mille mercis pour le travail magnifique aussi réalisé – rue du Cap. Ballot m’a dit cet abruti de gsw) (en fait de Cap c’est capitaine, je vois que le mètre-carré de maison avec jardin etc. vaut dans les deux mille cinq cents, ça ne m’intéresse guère mais enfin j’avance sur la voie de chemin de fer qui va au sud, il est neuf heures et quelques) (je cherche qui est ce capitaine, mais on n’en sait rien) on passe cependant ici
et au droit de ça
on se sait surveillés, il y a quelque chose qui ne changera jamais pourtant : les arbres aux feuilles persistantes, les lumières et les reflets, la vraie matérialité des choses qui voient peut-être passer ces objets réalisés et manufacturés par ces humains, ces milliers de milliers de milliers d’humains, qui sont-ils donc pour s’approprier ainsi tout ce qui est à leur portée ? Le train avance, sur le viaduc tout à l’heure il passera, j’emprunterai le sous terrain, puis la rue de la Gare puis celle de je ne sais où
je sais qu’il faut passer sous les voies, je sais qu’il faut aller à gauche puis à droite, ici, là, personne, non, personne, avancer, c’est là, une heure trente plus tard en sortir, croiser une multitude de vieux marcheurs (ils sont vingt à tout casser, mais dans le silence humide de la rue, ça vous a quelque chose d’apaisant, ils marchent avec leurs cannes – parfois ils en tiennent deux – leurs sacs à dos, leurs lunettes et leurs cheveux gris, promenades de retraités sans doute quelque chose qui serait à interroger, mais non, je n’ai pas le cran, je n’ai pas la posture, je n’ai pas le mandat), ici une maison à vendre, une dame qui dit on doit attendre le facteur, sur ma gauche ce passage
qui me fait souvenir de celui qui allait de l’école Delpech à la rue Marguerite Hemart-Ferandier (deux mille deux le mètre-carré), la rue du Cap Ballot descend vers la crèche
voilà, il fait doux, je téléphone au logeur des Aigrain afin de savoir si le rendez-vous suivant (il s’agit de connaître ce qui se trame dans le quartier) sera prochain ou seulement postérieur, je regarde devant moi, je croise le facteur, la rue aboutit à ces quais qu’on me dépeignait lors de l’inauguration de la passerelle comme la réussite du précédent édile, très bien parfait mais jauge à respecter
la batellerie a quelque chose (il arrive qu’on entende l’accordéon du marinier dans les chansons) le quai
et ses chemins
quelque chose de magnifique, on avance, on attend la centenale ?
Non, il fait gris, il faudra attendre, on cherche quelque chose à manger, quelque chose un endroit ouvert mais c’est lundi, tu te souviens ? lundi gris, (il faut lui pardonner) on avance quand même, un kir ici (deux euros) on passe on monte, au loin glisse un train, des péniches sur la Seine, là-bas
sur le viaduc
petite barque bleue
travelling du train, le Loing, les arbres sans leurs feuilles (on aurait tant aimé venir à l’été – ça se fera, certes) un panoramique droite gauche et revoici un quai, au loin un autochtone peut-être qui vaque
tandis que le train marque l’arrêt probablement, je ne sais pas, un sandwich au boeuf mariné (une première) à la boulangerie (une tarte aux poires, plus une bouteille d’eau, le tout pour six), je marche, croise ceci
mange, tente de prendre en photo sans trouver le point de vue la sculpture (marinier assis fumant la pipe) qui embellit la halte fluviale (tarifs sur demande, ils sont affichés, la douche au même prix que le kir en face), le sandwich est bon, il fait froid, ici s’installera tout à l’heure un homme qui mangera aussi son sandwich, là un autre homme débraillé sans doute, boira à même sa boite-boisson un peu de bière, personne dans les rues avancer et passer le pont
volatiles nombreux, étangs et voies navigables, parcours voitures camions fourgonnettes, il fait frais, pleurent les vieux yeux, tout est fermé à présent, un café au bar-tabac-presse-jeux-librairie-dépositaire serait de bon aloi mais non, il a fermé, on déjeune sans doute, on revient sur ses pas, il fait froid, de l’autre côté à nouveau, et perché (si quelqu’un connaît le pedigree de celui-ci qu’il m’informe)
samedi prochain, le soir, nombreux lots
je suis passé de l’autre côté, il y a là une péniche
on dira il y en a partout ce sera vrai, certaines seront à vendre, habiter sur l’eau, il pleut, casquette, gâteau, eau, chemin de hallages qu’on empruntera sans doute samedi prochain (le 13 pour être précis), photographies, le soleil, les rires des enfants et les cris ce sera pour cet été, oui
au fond bord cadre à droite l’église, le téléphone qui sonne, revenir, un café, la gentillesse des hôtes, les peintures et la brochure (encore merci), continuer, encore et encore à chercher, la pharmacie a ouvert, il fait froid, on avance sur le quai, sur la route qui mène à la gare, faire du stop sinon on n’aura pas le train qui passe à vingt (mais personne ne s’arrête : le stop, de nos jours en France, une pratique désuète, la peur, on la sent aux conducteurs qui tournent la tête ou les yeux), avancer quand même, passer sous le pont, il est quinze, il est temps, badger comme on dit, le quai encore, le bord, la voie, là-bas la petite gare désaffectée en travaux, on attend oui, on attend dans le vent
parking bondé comme il se doit qui fait référence au même le dimanche
on pense aux « navetteurs » (la navette est cette chose qui tisse en passant entre les fils tendus du métier), le mouvement pendulaire, aller travailler à Paris (en haut de l’image – c’est le champ – cette citerne qui sert à quelque chose), partir, revenir, billets compris dans le forfait, un moment, une possibilité de garder la tête hors de l’eau, le paiement et les frais, regarder le train qui arrive, il fait chaud, personne dans les compartiments de la voiture de tête, s’installer, regarder entendre le sifflet, repartir
(c’est le contrechamp) sur le viaduc le train ralentira, au fond à droite (côté cours) on distinguera la passerelle, puis on arrivera à Moret, on prendra un livre (les images, parfois, pour les faire, ne nous permettent plus de réfléchir) on lira un peu, on emportera avec soi la gentillesse et l’ouverture d’esprit de l’établissement régional et des artistes croisés là, regarder, enregistrer, reconnaître et réfléchir à l’élaboration de quelque chose de nous…
Les poufs fluos comme autant de verrues dans le paysage des gares.