Journal des frontières #4 : passerelle
Le train partait à neuf heures quatorze, gare de Lyon, hall 1 voie K : l’un des jours de la fête du patrimoine, la société nationale pose sur les voies des reliques
(non, l’horloge n’est pas à l’heure mais c’est une antiquité conservée là pour faire joli – a-t-on remarqué que, d’horloges, il en est de moins en moins dans les gares ?) : au premier plan, une motrice des années cinquante. Je m’en vais faire des sons, parler avec des gens, tenter de les enregistrer, afin de garder quelque chose de cette frontière qui vient de s’abattre (Saint-Mammès est désormais relié à Veneux par une passerelle, au confluent du Loing et de la Seine – on a lu tant de choses sur cette construction, son poids, l’immense grue nécessaire à son transport, ses mensurations, ses aboutissants etc…).
Le train s’en ira, on croisera une motrice du « Mistral », des voitures d’un « Trans Europ Express », une locomotive à vapeur avant de rejoindre les voies qui courent vers Villeneuve-Saint-Georges.
Sans trop savoir ce que je faisais, je m’étais installé au compartiment supérieure d’une voiture où, tout à coup, débarqua une meute de randonneurs. Lire ?
Non.
J’étais à la fenêtre. Cinq sièges étaient vides, puis trois voyageuses s’y installèrent. Sait-on jamais de quoi l’avenir sera fait ? Ne sommes-nous pas, tous et toujours, les objets des circonstances, du hasard et du temps qui passe ?
Au fond, les cheminées sont dissimulées par un train qu’on croise. On parle (enfin, moi non). On parle, et fort.
Non, l’image n’est pas bonne, non plus que le son. En train, le bruit est prononcé, on est forcé pour se faire entendre d’hausser la voix. On parle : on ne se connait pas bien, on se présente. J’écoute, je n’enregistre pas : c’est que, paparazzo je suis mais d’images peut-être (sûrement) seulement : le grand Frederico Fellini n’a pas inventé de nom pour ceux qui se saisissent des mots de leurs congénères (j’ai dans le sac, pourtant, un magnétophone perfectionné-merci Joachim S.– que je pourrais déclencher, quelle importance ? mais non). Dehors on croise des trains, à l’intérieur les choses vont comme elles vont. En face de moi : « j’ai trouvé ça surInternet et je n’ai pas pu résister, tu comprends ce rose… » : on comprend, oui. (Comme à l’accoutumée, lorsqu’on tente de se saisir de quelqu’un dans ces circonstances, le quelqu’un en question se sauve…)
On double Montgeron-Crosne. Le temps n’est pas au si beau mais qu’importe, on va marcher. « Quatorze huit la dernière fois, c’était bien…« . Oui, on va marcher. Son amie : « j’ai repris des études… De droit, d’avocat… alors comme mercredi j’ai les résultats de mon mastère, si je l’ai je vais m’offrir des chaussures à talon de chez M…. » des rires : « pour la randonnée, hum hum…!! »
On ne s’ennuie pas, non, le train arrive : Melun, une pensée pour la médiathèque de l’Astrolabe, la troisième : « je fais partie de l’association mondiale de psychanalyse, vous connaissez Jacques Lacan ?« , le première (c’est la chef de rando) est partie discuter avec d’autres, la seconde : « non... », « eh bien c’est un suiveur de Freud, il a remis la psychanalyse au goût du jour… » « ah bon ? Et vous voyagez beaucoup ? »
A Fontainebleau, comme un essaim de moineaux tous se sont échappés, il n’en reste que quelques uns qui descendent à la suivante « c’est un arrêt en pleine forêt… ce n’est desservi que le week-end je crois…« , on parle.
Je ne suis pas arrivé, mais j’avais, avant de partir, décidé de marcher (aussi). La gare, puis l’avenue de la même, puis une autre, le calme dix heures, un homme avec une baguette, un autre avec un chien, je passe à l’office du tourisme : « et vous êtes de quel département ? » des gens charmants, je passe dans Moret, franchis une porte, après la librairie tourne à gauche, continue, je traverse une brocante de pénichiers (si j’ai bien compris), longe la rivière (je dois passer sous le viaduc)
le voici, au loin, puis plus proche, je longe, continue
marche, je sens comme une pluie mais non, je ne suis missionné de rien ni de personne sinon de moi-même (probablement est-ce mon erreur : pour enregistrer, il faut en avoir les moyens légitimes), la résidence n’est pas commencée et quand même ce serait, qu’est-ce que ça changerait ? Struggle for life, courir et marcher, mes genoux qui se plaignent, je longe, entends derrière moi un « Dring dring…! » prononcé joyeusement par cet homme à vélo qui tout à l’heure l’aura garé près d’une péniche
était-ce celle nommée Varum, Valparaiso ou Sacramento ? Elorn 2 ? (Pour Valparaiso, j’invente). Au loin, un chantier naval, un site industriel qu’on traverse
a-t-on jamais le droit de passer dans un « site industriel » ?
j’ai d’abord aimé cette liberté offerte, j’ai suivi
puis j’ai cru le chemin interrompu, arrivaient vers moi deux indigènes (des Mammèsiens me dirent-ils : adorables) « si si, on peut passer, il faut contourner seulement… » On contourne, on parle : « la passerelle, ben c’est la première fois qu’on va la prendre » dit-il; « mais c’est aujourd’hui qu’on l’inaugure » dit-elle. Oui, je viens pour ça, j’explique, c’est intéressant oui, la lecture ? La marche en avant ? Les sons la radio les images et les textes, la frontière et le déplacement, marcher le long des fleuves « voilà nous avons fait quatre kilomètres cinq on vient d’en face » dit-il, il sourit, « non, mais ça fait trente ans qu’on en entend parler mais on se demande quand même bien à quoi ça peut servir quand même hein… » on monte, le monde commence à venir onze heures dix
la tranquillité de l’eau qui passe et glisse doucement et sans bruit, puis la musique s’accorde
« la Renaissance Sablonnaisse » à ce que me dira A. « soixante quatorze ans que je vis et soixante quatorze ans que je suis ici« , connait le monde, connait les gens, les édiles arrivent aussi, ils sont venus ils sont tous (et toutes) là
je serre la main d’Anne B. bonjour, ici ou là on se fait la bise, des gens (je reconnais là maintenant cette jeune femme du Syndicat des maisons du Bornage, que tout à l’heure je croiserai à nouveau), puis la Marseillaise (sans ses paroles, Dieu merci comme disait ma grand-mère), puis des standards que tout le monde connaît, des gens qui parlent, ici ce technicien de Fontainebleau, qui travaille avec une chorale, « la batellerie, une mémoire qui se perd alors que les gens sont encore là, mais pour combien de temps ? »
au loin un bateau remorqué, au loin les nuages gris comme s’il fallait qu’il pleuve mais non, bientôt la véritable inauguration, les deux maires
ils se serrent la main, en bas on attendra pour le vin d’honneur (« il y a du cidre et du jus de pomme, mais faut pas confondre » dira, en souriant, cette dame)
on parle, une dame de Saint Mammès : « à quoi ça peut bien servir cette passerelle ? je ne sais pas, vraiment, là, vous me posez une colle… Peut-être à ce que des gens viennent le dimanche au marché ? Je ne sais pas, mais on m’a pris mon confluent », ses lunettes dans les mauves, son sourire, « non, mais ça fait des années et des années qu’on en parle, l’ancien maire a fait refaire les quais, alors là oui, c’est magnifique mais ça… » je la salue, je vais voir, il fait doux
au loin, ces deux-là qu’on ne reconnait guère (mais c’est ce vert, bord cadre en haut que j’aime, plus que ces volatiles, peut-être parce qu’il va au noir), voir de loin voilà que le vin d’honneur est servi
une passerelle, un geste, un témoin attestant et affirmant une volonté, afin de manifester, marquer montrer laisser paraître, révéler indiquer signifier ?
Je ne sais plus exactement qui m’a dit : « mais Orvanne, c’est déjà fini mon pauvre monsieur, c’est fini, maintenant ça va s’appeler on ne sait pas comment mais ils se regroupent avec Episy et Montarlot, pour avoir des subventions, vous comprenez, il faut grossir, alors ils se mettent d’accord… », il fait un peu frais, je longe le quai, des péniches, ici sans doute comme un souhait
un peu trop apparent, un peu trop au point, un peu trop net et trop voyant, avancer sur le quai, croiser trois magnifiques fenêtres
On me dira de quelle maison il s’agit, j’oublierai sans noter, je marche vers la gare
une femme m’indique « la gare ? à à peine cinq minutes, à gauche puis à droite vous verrez… » je continue, le viaduc sur ma droite, le train par le sous-terrain, arrivée en gare de Saint-Mammès, je monde wagon de tête comme il se doit, je m’installe, compartiment, au loin une sorte de salle, le train s’en va, arrive à Moret, des cris, des insultes, le monde est échauffé car un jeune type a laissé sa musique un peu fort, n’a pas obtempéré, ou alors de mauvaise grâce, ou alors avec invectives, enfin le train ne repartira pas avec lui à son bord, on crie, arrivent d’autres employés de la société nationale, puis voici la police, les gazeuses, on patiente, des insultes à l’encontre de l’autorité, pas de photo, non, pas de son non plus, non, mais tout un chacun (garçon, évidemment) de se comparer, rouler des muscles ou des mots grossiers, « je vais balancer ça sur youtube en arrivant j’ai tout filmé » comme si ça servait à quelque chose, l’annonce dans le train : « attention à la fermeture automatique des portes », puis « ce train a dix sept minutes de retard à cause d’acte d’incivilité », direction gare de Lyon, dans la tête un « Babylone babylone » – à Paris, la motrice « Mistral »toujours garée voie L, un samedi au bord de l’eau