le petit alphabet illustré (9)
Rubrique(s) : Carnets de Pierre Cohen-Hadria / L'Employé aux écritures / Petits alphabets illustrés
24 juillet, 2015 0
A vrai dire, je ne propose mes billets qu’à l’écran directement écrits, je prépare les images car il le faut (le cadre, la netteté, le format, le contraste, je fais attention) (parfois, ça foire, je le reconnais) mais du texte, non, je tente l’improvisation (comme au journal, je suppose) : on se lance, on voit où on arrive, on relit, on biffe, on ajoute ici une virgule puis trois mots, là deux mots une parenthèse qu’on referme, un aparté (vérifier le genre, l’orthographe, le sens) une idée qui vient, un souvenir, l’aérogare de Nice Côte d’Azur (ville à l’édile innommable) ou le petit salon vert qui servait d’entrée où arrivait, vers soixante et un le téléphone, noir, à cadran, la porte fenêtre qui donne sur le jardin, la neige et les congères… Il suffit presque de se laisser porter, mais ici, non. Cesser. Analyser.
Or donc.
J’ai fait la même chose qu’à l’habitude, j’ai préparé mes images.
Je reconnais à nouveau qu’au point de vue de l’image, on approche le niveau zéro. Mais enfin, le travail est là : trois colonnes qui récapitulent les diverses « titres » des images qui sont au dictionnaire, aux dictionnaires devrait-on préciser (l’irruption du « on » était à prévoir : le style de la littérature de l’essai, ou de l’analyse s’embarrasse du sujet qui énonce; ici c’est moi, mais c’est « on ») : on prendra donc pour tentatives d’épuisement de ces listes les colonnes, on isolera 61 puis on opérera de même pour 81, puis une comparaison terme à terme pourra donner lieu à la connaissance des invariants, et la liste d’iceux premettra de déterminer quelque chose qui n’aurait pas, durant ces vingt années écoulées, différé de beaucoup dans l’imaginaire de la représentation du frontispice. Dit comme ça, on a juste envie de tourner une page.
Le bleu est plus profond. Exécuter la même analyse, colonne à colonne, ligne à ligne, invariants. Voire.
Relation.
Pour commencer (ça n’en finit pas), j’ai demandé dimanche soir (dîner en ville) si on possédait là un exemplaire d’un dictionnaire de cette aune : non, pas ici, ici c’est un autre genre (au lieu d’un nom propre, un prénom qui est un nom propre enfin, suivez mon regard) : il allait sans dire dans cet appartement disons cossu du onzième arrondissement de la ville dite lumière que le recours à celui qui propose à voir des images, en même temps que des textes , des explications, des définitions des entrées et des citations, le recours à cette hypothèse classée plutôt vers le bas, pas complètement prolo, quand même pas, mais enfin disons middle-class basse, n’avait pas cours ici (on cherchait, d’ailleurs, parce que on sait s’amuser, la définition du mot « plouc »). L’ironie revigorante parce que drôle sera mise à part pour faire place à la réalité des choses qui oblige les participants au jeu à en respecter les règles. Donc là-bas, il n’y en avait pas (j’ai trouvé mes exemplaires dans une maison de campagne et de famille (zeugme), mon exemplaire 81 est dans la bibliothèque et domine l’autre
) et j’ai pensé qu’il en était des dictionnaires comme de nos autres « pratiques culturelles » à savoir qu’elles étaient toujours marquées au sceau de la classe sociale à laquelle nous appartenons. (Qu’en termes technocratiques – de maçon- ces choses-là sont dites).
A. Les communs.
1. 61.
Passons aux communs : comme on l’a un peu dit dans les précédentes explorations de ces illustrations, il se trouve que, en 1961 les 24 frontispices de l’édition du dictionnaire indiquent certaines tendances :
– la proéminence des techniques (avion, batyscaphe, centrale thermique, derricks, circuits électriques, fusée, helliport, métallurgie, pont Tancarville, quais port de Boulogne, réacteur nucléaire) soit onze occurrences;
– les ordres minéral animal végétal (gothique de Notre Dame, château d’If, celui de Sassey avec son jardin, la Lune, nénuphars, tigre, volcans, zébres) : huit occurrences;
– les arts le savoir et une certaine humanité (la Kermesse de Rubens, l’orgue de Chaillot, l’université) : trois occurrences;
– le sport (saut en hauteur, yachting) : deux occurrences.
Ce qui est espiègle avec les classements, c’est que chacun peut produire celui qui lui plaît (comme dans la chanson qui n’est pas, c’est vrai, du meilleur tonneau : »chacun fait skilui plaît plaît plaît« ).
On pourrait alors gloser sur les trente années qui vont de la fin de la deuxième guerre mondiale (dites « glorieuses » dans un vocabulaire économico-libérale, je suppose) au « premier choc pétrolier » (le moment où les producteurs de l’Opep -organisation des pays exportateurs de pétrole- décident d’un ajustement des prix à la production -c’est beau d’édulcorer). Les derricks (fort utiles aux développement économique de tous les pays qui peuvent alors se payer le pétrole à 5 dollars US le baril-soit à peu près 160litres… aujourd’hui, il vaut à peine moins de 50 dollars US, soit 45 euros, soit 28 centimes le litre-qu’on raffinera, exportera sans doute transportera aux pompes et facturera ici, pour le 95 sans plomb, au mieux -Col Fab Paris 10 standard oil- un euro quarante trois) les derricks donc par exemple disparaissent (est-ce un déni ?) pour illustrer le « D » commun, remplacés par une digue en Hollande. On remarque cependant, dans ce compartiment du jeu mondial et social, l’arrivée de la plus belle illustration, pour illustrer le O de Off Shore en 1981 -probablement réponse à ce choc, en attendant les suivants…
Revenir à 61 (même si ce « off shore » nous rappelle, aujourd’hui, les Gafa déjà obsolètes-comme on aime à le dire, comme son contraire pérenne : les mots vivent, et les employer traîne derrière soi toute une manière de boue idéologique et frelatée qui rendrait muet si la forfanterie et l’humour n’obligeaient à en dire, pourtant) (c’est qu’on aime s’amuser- et c’est, d’ailleurs, ce qui prévaut à l’élaboration de ces neuf épisodes).
Il faudrait, au vrai, tenter le terme à terme : avion (caravelle égale paquebot France égale Concorde égale la grandeur de la France (et de son grand Charles…) grandeur mise à bas par Boeing, la Norvège (Norway, peu de temps Blue Lady, puis la fin) et l’accident du dernier et ultime vol de l’avion supersonique…)/alpinisme (pour moi, ce deuxième terme équivaut à Herzog, pas Werner, mais Maurice qui l’Anapurna, ministre de De Gaulle : je suis sans doute resté coincé là…). J’ai peur d’ennuyer (moi, d’abord, je dois dire).
2. 81.
Vingt ans après, changements importants dans la composition des catégories : (on commence par compter 25 frontispices)
– les techniques (en est-on revenu ?) (digue, plate forme off shore, pont (San Francisco), radiotéléscope, urbanisme) : soit cinq occurrences;
– les ordres (caravane, éléphants, flottage, glacier, iguanes, jardin, kangourou, lac, mine, les quatre chevaux du quadrige (qu’on pourrait poser ailleurs), volcan, ziggourat) : douze occurrences; immuables ?
– les arts le savoir (ballet, torii, western) : trois occurrences;
– le sport (alpinisme, hockey, natation, surf, yachting) : cinq occurrences.
Chacun pourra, selon son humeur, trouver ici ou là d’autres approches, mais il ne peut guère faire de doute (disons que la subjectivité s’efface devant l’évidence) que les techniques ont fait place aux ordres, que le recours aux images de sport est patent (le spectacle, qui avec le western est aussi présent).
Pour les arts (bien que l’université de 61 y soit un peu capilo-tractée) les trois occurrences se retrouvent.
3. Les invariants.
On en trouve quatre : jardin (à la française, ou sans autre précision); le pont (Tancarville ou San Francisco); les volcans (Fuji Yama, Etna); le yachting (ici en noir et blanc, là en couleur comme toutes les autres illustrations d’ailleurs). On pourrait y voir trois des quatre éléments (si le yachting est identifié à l’air, alors oui, les quatre), mais surtout, sans doute, l’emprise de l’homme sur ceux-ci (dominer la terre en faire un jardin; passer outre la mer, l’eau, le fleuve et l’embouchure, se jouer du vent et des ondes à nouveau) sauf au volcan où là, on ne peut qu’admirer les couleurs, chatoyantes, certes, mais indomptables…
On remarque les mentions, en 81, portées sur les bords des illustrations des auteurs (ou des agences) des photographies. Les lettres des frontispices sont toutes majuscules en 61, elles deviennent minuscules pour les noms communs en 1981. On remarque enfin que les « noms communs » et les « noms propres » ne sont pas des parties identifiées dans les dictionnaires (ce sont des substantifs, certes; ces parties n’ont pas de titre; en revanche, encadré, devant les « locutions latines grecques et étrangères » et les « proverbes » (en pages roses)) sinon que les uns se trouvent avant les autres).
B. Les propres.
Tant en 61 qu’en 81, il ne s’agit jamais de noms propres de personnes (par exemple on aurait pu trouver un portrait de Salvador Allende au A, un autre des Beatles pour B), mais toujours de lieux dits, géographiques ou qui ressortent du génie humain (dans le style des merveilles du monde).
Venise vue de la Giudecca, Santa Maria della Salute, le campanile de la place Saint Marc et sa basilique, la Douane et le palais des Doges
1. 61 (vingt quatre parties, donc frontispices)
On peut essayer les catégories suivantes :
– les villes du monde (Athènes, Bruxelles, Casablanca, Dakar, Florence, Genève, Hambourg, Jérusalem, Londres, Madrid, New-York, Paris, Québec, Rio de Janeiro, Stockholm, Tokyo, Venise, Washington, Zurich) soit dix neuf (onze en Europe; deux en Afrique -plutôt francophone; quatre en Amérique; une au Moyen-Orient, et une en Asie
– les merveilles du monde : l’Etna, les chutes de l’Iguazu (deux)
– un quartier d’une ville : le Kremlin à Moscou (qu’on pourrait, si l’on voulait, considérer comme la métaphore d’une ville, ou même d’un régime).
– Une institution (l’Unesco, et son palais de Paris), et enfin une résurgence des merveilles techniques des communs, l’Observatoire du Pic du Midi.
2. 81. (vingt cinq frontispices)
– pour les villes : Bruxelles, Hong-Kong, Jérusalem, Londres, New-York, Pékin (et sa place Tian’anmen, place de la porte de la paix céleste, tu parles), Québec (le même château Frontenac), Rio de Janeiro, Stockholm, Tolède, Venise, Washington : soit douze occurrences;
– les merveilles du monde : les Andes, Chichèn Itzà, Delphes, l’Egypte, le Gange, Fuji-Yama, le Mont Saint Michel, les colonnes d’Olympie, Uxmal cité maya, Ta’Izz au Yemen, les chutes du Zambèze (soit onze occurrences);
– le Kremlin (peut-être en merveille du monde ?);
– L’Iran et un désert azerbaïdjannais.
Les villes dévalorisées : on va aller plutôt faire du tourisme sur les « sites » remarquables (notamment, ceux qui nous proposeront des ruines : six quand même…).
On peut peut-être relever le tropisme américain (les ruines américaines du Mexique particulièrement – Toltéco-Maya et Maya- augmentées des Andes auxquelles s’ajoutent Rio (et son pain de sucre ou sa statue du Christ Roi – sa rua Madureira) New-York -dont on parle plus bas, Québec et Wahshington, soit plus d’un quart des occurrences-presque un tiers…!) soit presque autant que l’Europe (8 occurrences : Bruxelles, Delphes, Londres, mont Saint-Michel, Olympie, Stockholm, Tolède, Venise) (plus unKremlin, si ce truc – ou ce machin, c’est selon- va de l’Atlantique à l’Oural…). Deux au Moyen-Orient (Jérusalem et l’Iran…) , puis quatre en Orient (dont une Chine sur le réveil probablement) et trois en Afrique (Egypte, Yemen, Zambèze- à moins qu’on ne compte le Yemen au Moyen-Orient, je n’en sais pas vraiment la frontière -je regarde- : évidemment dépendante du point de vue où on se placera-l’Occident (dont on est malgré tout) y pose l’Egypte et le Yemen…).
En tout cas, d’Océanie, que pouic, voilà quelque chose de certain (je pense, en manière de pari sur l’avenir que l’opéra de Sydney devrait illustrer les éditions suivantes; peut-être y trouverait-on, avant le saccage, les tours du centre de commerce mondial…).
3. Invariants.
Sur les vingt quatre possibles, dix sont semblables (les photos, en 1981, sont en couleurs, on le rappelle ce qui n’empêche pas celle de New-York, par exemple en 1981, d’être particulièrement déjantée : qu’on en juge on pose ici les deux d’affilée
en noir et blanc qui a quelque chose de cette ville
en couleurs, mais disons sans attrait).
Ce ne sont que villes (Bruxelles,Jérusalem, le Kremlin (oui), Londres, New-York, Québec, Rio de Janeiro, Stockholm, Venise, Washington).
On peut y retrouver les alliés qui ont gagné la deuxième guerre mondiale; la francophonie peut-être avec Québec; à Bruxelles l’Europe, le prix Nobel sans doute pour Stockholm; Jérusalem comme mère des religions; et Venise comme ses gondoles (moi, Venise, je l’aime
ah non, ça c’est à Istanbul -qu’on ne trouve pas ici mais bref). On pourrait aussi arguer du fait que les chutes d’eau sont ici (Iguazu) et là (Zambèze). Que Tokyo sort, mais qu’entre ici le Fuji-Yama (il y était en soixante et un, mais illustrant le V du volcan).
On constatera la sortie de Casablanca et de Dakar (les colonies, ah les protectorats).
Qu’a-t-on exactement déduit de ces comparaisons ? Peu de choses sinon que le monde change, ses évolutions ne cessent pas, probablement aurait-on dû comparer les différences de régime politique, le recours aux ruines et à la technique, les villes et les continents, l’exactitude des délais de parution et d’édition. Sans doute aussi penser à la couleur, aux noms d’auteurs, aux évolutions techniques (nombres de pages, entrées et sorties peut-être, pages roses etc etc…) mais on s’est attaché aux images. Il faut sûrement ici comprendre que, presque nulle part (sauf en sports), on ne trouve de représentations humaines -et encore moins au noms propres. Le dictionnaire comme représentation d’un monde de représentation, et ses images comme des illustrations de ce qui est, ce qu’on désire, de ce qui a été le génie et la nature humaine ? Peut-être.
Aujourd’hui, je dois aller dans une officine où je consulterais, s’il se peut, un exemplaire de dictionnaire illustré (c’est l’illustration qui lui inflige sa classe) : je verrais si les choses sont comme à l’ordinaire changeantes. J’en déduirai peut-être quelque chose mais ne possédant point l’exemplaire, j’ai peur de ne pouvoir en disposer pour quelque cinquante clichés tout de même.
Ici cesse le feuilleton – il reprendra sans doute un de ces jours. Pour le moment, je pars (dès dimanche) : back in Babylone probablement vers le quinze du mois d’août.
Je pose ici cette image (la place de la bataille de Stalingrad : une image, juste une image, d’un jour finissant)