Vases Communicants #57
C’est avec grand plaisir que « pendant le week-end » reçoit Catherine Désormière, alors qu’elle reçoit aimablement Piero Cohen-Hadria sur son blog « Qui parle ? » pour ce vase Communicant d’avril 15 : qu’elle soit ici la bienvenue.
Au bord de la route
En sortant de la buanderie, elle frotta ses mains le long de son tablier de toile bleue. Elle descendit les trois marches vers le jardin. Elle le traversa en arrachant au passage une petite grappe de cassis qu’elle mit machinalement dans sa bouche, sa bouche amère. Dans la cuisine, pour garder la fraîcheur du matin, elle tira les rideaux. Alors qu’elle attrapait d’une main la cafetière encore chaude du petit déjeuner, elle aperçut une fourmi sur le blanc de l’évier.
Elle décela au dehors un bruit à peine perceptible. Mais quarante ans de vie, au même endroit, depuis le jour où elle était arrivée ici, avec ses quelques affaires, affûtaient les sens: une voiture passait sur la route en contrebas. Cette route était en général déserte, hors de vue de la maison, cachée par une butte, et distante d’une centaine de mètres en pente, là où s’enchevêtraient de mauvaises herbes. Le chemin qui y menait, de l’autre côté du jardin, semblait avoir été creusé par le passage d’animaux.
Elle buvait son café, debout, face à la fenêtre, le regard droit devant elle, comme si elle avait pu voir le paysage au dehors, à travers les motifs colorés et fanés des rideaux.
Elle rinça sa tasse. Dans le petit couloir, entre la cuisine et la salle à manger, elle aperçut une chaussure d’homme, marron, crottée d’une boue pâle. Elle la ramassa et se dirigea vers le fond où elle ouvrit une porte qui donnait directement sur le cellier, et qui servait maintenant de débarras depuis que les frigos existaient. Elle laissa tomber la chaussure au fond du conteneur en plastique qui occupait le quart du réduit.
Elle resta immobile un instant, le couvercle à la main, au-dessus du récipient. Elle fixait un point du mur envahi de salpêtre. Qu’avait-elle d’autre à jeter ? Probablement rien. Pas d’objets inutiles, pas de lettres, pas de photos, pas de souvenirs. Tout ce qui devait disparaître disparaissait de sa vie au fur et à mesure du temps. Comme la poussière sur le sol et sur les meubles, comme tous les déchets que chaque jour apportait.
Elle entendit alors un autre véhicule sur la route. A l’inhabituel de ce deuxième passage en si peu de temps, s’en ajouta un autre : le moteur s’était arrêté. Elle ne bougea pas davantage pendant quelques minutes. Puis, sans s’écarter de sa place, elle enleva son tablier, le dénoua derrière son dos, passa la bretelle par-dessus sa tête. S’approchant du mur, elle regarda dehors par une petite ouverture, un interstice entre deux briques déchaussées. Elle savait qu’il n’y avait là que l’herbe, rien que le fouillis des herbes qui remontaient le long du talus…
Et plus loin, hors de sa vue, quelqu’un était dans une voiture, immobile, ou peut-être sorti et adossé à la carrosserie. Un homme. Il porterait un chapeau noir qui lui cacherait à moitié le visage, il aurait une cigarette entre les doigts. Des lunettes noires. Un costume cintré. Il serait calme et silencieux. Et elle, sortant par la barrière sur le côté du jardin, après avoir fait le tour du terrain en friche et s’être engagée dans le chemin envahi de ronces qui menait à la départementale, elle finirait par déboucher des bosquets sombres et se montrerait dans la lumière. Il l’apercevrait et se contenterait de jeter sa cigarette avant de remonter dans son auto pendant qu’elle avancerait sur le bitume déjà chaud, vers lui.
Elle entendit alors le moteur se remettre en marche, le bruit des roues mordant sur le gravier du bas-côté, un ronronnement qui décroissait, qui s’éloignait. Elle revint dans la cuisine. Elle regarda l’heure à la pendule au-dessus du placard, sortit dans le jardin et retourna à la buanderie chercher le linge pour l’étendre. Dehors, le soleil avait disparu, un vent sec s’élevait, on n’entendait plus que son passage dans les peupliers.
C’est cette photo dont j’ignore l’origine – dont je ne connais pas les personnes que l’on y voit, photo ratée, photo énigmatique – qui m’a soufflé : « Au bord de la route ».
texte (et photo) : Catherine Désormière.
Les autres Vases Communicants sont ici, recensés par Angèle Casanova : qu’elle en soit remerciée (et une pensée vers Brigitte Célérier).
la photo a bien déclenché, l’ambiance s’est installée et le type au chapeau et aux lunettes noirs (même si on ne l’a pas vu descendre de la voiture) est passé comme un mystère, comme une mort possible dans le balancement des arbres.
J’aime ce texte, je le trouve d’une grande beauté, lumineuse et sèche.