Rue, boutiques, abîmes (Oublier Paris, #57)
Plusieurs semaines se sont écoulées (au vrai, trois) et le mois de février s’est dissous, il reste dans la mémoire pourtant une sorte de clignotant, un appel, un devoir ou un désir, nourrir et faire évoluer le support, l’écriture, la vie (ah Jorge et son regard…) et regarder devant soi, les montagnes de composition, les allées des fleuves (le Lunain, l’Orvanne, quelle plaine…) jouxtant la forêt, la ville elle-même
on s’en est allé, on a été voir en dehors de cette barrière du périphérique que je ne franchis que rarement, et là, sur le sol en tomettes rouges, s’est étalé sans s’ouvrir ni se désactiver le portable qui sert de carnet photologique, sans autre chose qu’un bruit creux (qu’est-ce donc ? cinquante millions de lignes de code, du plastique, des métaux rares, un peu d’or, beaucoup de publicité, des sms à revendre, des photos à n’en plus savoir que faire, des milliards de pixels, des centaines de milliards d’octets, mais les chiffres, et les préfixes comme tera, penta ou n’importe quoi d’autres, aller voir le wiki, douter de la pertinence), s’en aller écouter de la musique
elle chante dans la rame « baisame mucho »
et parcourir les rues
en six volumes, « le Vicomte de Bragelonne » retenu par un éléphant d’onyx ou de marbre, qui sait
la mienne -ce n’est pas la mienne- et celle du faubourg, se souvenir de Léo qui disait « quand tu rentreras dans ta boite/rue d’Alésia ou du faubourg… » et cetera, on a changé les boîtes aux lettres de l’immeuble, j’y ai trouvé un livre (est-ce bien un livre ?) titré « les fondements de la psychologie sociale » aller savoir comment il a abouti dans cette petite boîte (il en est douze du même acabit dans le hall), j’ai regardé les comptes sans les voir, je suis allé retirer quelques billets à la boîte (on ose appeler ce type de robot un « distributeur » comme s’il distribuait, les banquiers, leurs affidés – les mêmes que ceux qui, pour les portables, de quelque nature qu’ils soient, imaginent des publicités abjectes – les portables ont-ils une « nature » ?), j’ai envoyé quelques mails, il y avait cette image dans la rue
un autre vieux mec que moi en tirait le portrait aussi
il faudrait chercher
et ça me donnerait quoi ?
il faudrait regarder le monde qui s’en va, et entre tant et tant et tant d’autres, les vingt cinq têtes coupées, les floutages de la rue, faudrait-il s’enhardir à oublier que la guerre ? ah, chercher des illustrations
à l’aveugle point difficile, métro belleville
continuer à tenter de regarder devant soi, « le prix Goncourt mille neuf cent soixante quinze a été attribué, par 8 voix contre trois, à monsieur Emile Ajar pour « La vie devant soi » » (je lui aurais bien mis un « d » à la fin, à celui-là : avec un d en faire un hétéronyme, penser à garder la tête froide, hors de l’eau), penser encore toujours à la constitution du corpus, les images du robot, celles du portable, ne pas faire le voyage, ne pas regarder derrière soi et en tout cas, aller travailler (ce mois-ci, douze journées de terrain, en compter la moitié en plus de post production), ne pas voir venir de virement, écrire au bailleur, écrire à la locataire, à sa banque, voir le monde bouger, changer, ne pas vouloir entendre à huit heures vingt dans le poste en fermer l’écoute, jurer, haïr, à sa table se reposer, lire « la Cousine Bette » pour le diminutif de Lisbeth, roman à l’eau de rose, j’ai pensé à ceux qu’on trouve dans les rayons des supermarchés, et puis je suis passé à autre chose car le monde portable, nomade, virtuel, porte à passer à autre chose mais toujours, devant soi, la vie, oui, devant soi les gens qui vont vaquent et viennent, devant soi cette joliesse des fleurs (a-t-on autre chose, en ville ?)
le mur rue Jacques Louvel -Tessier, Paris 10 (257 par 13, anciennement du Corbeau)
les voitures lumières agressives de leurs phares toujours en action, on appelle ça des « led », courants faibles et puissances assurées, les centaines de chevaux
les mouettes qui rient sur le bassin
ce petit cabré sur la calandre du bolide rouge sur le pont de Suresnes, dimanche matin, le soleil qui finira bien par se lever, le gris qui finira bien par s’en aller, cette photo sur le mur, cette autre collée là, avancer devant soi, ne pas désespérer mais ne pas espérer, vivre suer pleurer gémir haïr se saisir et se resaisir encore car les années passent comme les jours, c’est février, il fait doux, il me reste les photos il me reste les mots, je clos ici ce billet, il ne sert qu’à faire vivre quelque chose, quoi c’est à voir, qui c’est peut-être plus la question, mais de question, il en est bien d’autres et les poser, c’est déjà y répondre un peu, avancer donc, voir et dessiller le regard, penser et construire ses volontés, ses décisions, ses désirs, avancer et, de temps à autre, le rire des enfants ou celui des amis pour tout bagage
la cousine Bette roman à l’eau de rose très aigre, rongeur
oui, bien sûr, mais quand on en voit la globalité, oui (un peu comme Le rouge et le noir peut l’être si on ne voit pas, dans la cellule de la fin, la tête du Sorel dans les bras de madame de Rénal…) (hum)
Cette rue Jacques Louvel-Tessier est toujours une sorte de réservoir changeant d’inscriptions murales…
Oui, on peut se demander pourquoi écrire ces balades (quand on entend d’autres ballades, dans le métro…), histoire de laisser des mots comme des pattes de mouches sauf qu’elles sont toutes semblables – on n’utilise pas assez des polices différentes, mais il y en a peut-être déjà assez dans les rues – les photos tracent des parcours plutôt que les parcours traquent les photos…