Carnet de voyage(s) #45
Rubrique(s) : Carnets de Pierre Cohen-Hadria / Carnets de voyage(s) / Vases communicants
15 juin, 2013 4Ce mot : « il faut savoir terminer une grève » a toujours suscité une sorte de pathétique tristesse. Une fin, la fin du voyage, oublier Istanbul et « revoir Paris, un petit séjour d’un mois » disait la chanson, voilà six semaines et depuis, la bêtise le dispute à l’ignoble, le sang s’écoule des plaies des morts un peu partout dormez en paix, braves gens, non encore un passage dans les souks, non les bazars, les verres de thé qui attendent au bas de la porte de cette bijouterie
un petit tour pour regarder encore ce qu’on ne parvient pas à nommer, ces sortes de saucisses
(on distingue à cette devanture les grosses gaufrettes rondes que vendait le type dans le bateau, voici les kagit helva -leur nom donné par Aurélie Touniaire, merci à elle) ces rues où pas une voiture ne passera, ces petits métiers qui assurent la dignité aux plus pauvres, aux plus endurcis, aux plus démunis comme aux fous, une ville comme celle-là, avec ses gens
qui vont décidés vers leurs occupations, avec ces oiseaux au ciel, ses bateaux sur l’onde, comme je l’ai aimée (merci de m’y avoir emmené), ses ruelles, ses boutiques, pois chiches et riz
viande encore emballée
ses milliers de bracelets
(la joie du vendeur quand je lui ai demandé de prendre en photo ces bijoux) ses milliers de mètres de parements
des hommes qui portent sur leur dos des kilos de cartons, des sacs plus gros qu’eux, les bazars illuminés, les rues et leurs gens
on y retournera, c’est sûr, leurs immeubles, la poste qui fait penser à celle de Venise
il y a quelque chose à dire, oui, cette manière de manquer les photos parce que ne pas vouloir être vu les faisant, les prenant dit le monde, ne pas vouloir être jugé à l’aune de cette pratique, observer sans espionner mais le faire savoir c’est espionner, de loin le cireur de chaussures
de loin, et cet homme qui s’en va après avoir retiré des billets à l’automate, c’est cette distance de l’homme à l’automate, on ne la perçoit pas mais une femme lui succède, le temps est passé, ce regard, cette manière d’avancer, le téléphone, non la peur vient de plus profond, sûrement quelque chose que ces jours-ci ils et elles sont à combattre, Taksim nous y sommes passés puis empruntant le premier métro funiculaire du monde, manquant de tomber (maintenant, début de semaine la chute dans la cuisine glissade cette autre sur les briques cette façon d’entrevoir l’avenir, quel est-il, l’avenir sinon celui qu’on sait, tous, et de tous temps et toujours, un passage et puis c’en sera fini), le Bosphore et la Corne d’Or à présent ne sont plus qu’aux cartes
(on y retournera, oui), dans le métro, les arpenteurs qui contrôlent les billets, gilets de couleur vive
les repérer, ne pas frauder ne pas enfreindre, mais photographier quand même
à l’aveugle (ça ne donne pas toujours ce qu’on veut), puis ensuite plus calmement, c’est déjà l’heure, oui ce qui change ici d’un métro à l’autre ? Rien. Cet homme attend et fume
il y eut, tout à l’heure dans la poste, ce tableau d’Ataturk, Mustapha Kemal
et le voilà flou parce que la peur de se faire surprendre, sûrement, alors que rien sinon le fantasme, rien sinon ne pas parler la langue, mais le monde est ainsi et les humains, dans leur humanité, le sont aussi, ainsi, on regarde, on sent, on touche les tissus les plus doux, les images les plus souples, la réalité de la Terre
revoilà le tarmac, revoilà dans l’avion ses voyageurs
les souvenirs de celle qui disait « en avion, c’est terminé d’un seul coup et c’est tant mieux », le décollage, l’escale à la nuit
chercher une porte pour sortir fumer, une cigarette quel bonheur, j’aime ça (je ne fume plus depuis près de dix ans) la fumée, le soir et le ciel qui s’assombrit, redécoller, revoir les nuages
et les hublots
revoir les lumières et les pistes
de retour, de retour vite l’autobus, sur la place de l’Opéra, dans cette rue transverse où siégeait l’American Express (peut-être y est-ce toujours: cette rue n’a que cette adresse), reprendre le métro
en effet rien ne diffère, les gens poser ses sacs voir ces chaussures bicolores
et penser au Cotton Club, Istanbul est loin, les portes se ferment, le signal sonore comme disent les hauts parleurs, les totems de la technique au fronton des quais
quelle différence de Paris Louis Blanc à Istanbul Topkapi
une jolie couleur
un joli reflet de l’homme qui à ce hublot-là dort
et la nuit, tranquille et sombre, la rue descend vers Belleville, il est tard, tu sais, il est bien tard
et merci de nous rendre l’amour discret des humains
Istanbul-Belleville : le voyage ne peut en finir, le bazar est toujours présent (et la place Taksim aussi), merci pour ce nouveau flash-back!
@ brigetoun : merci à vous
@Dominique Hasselmann : c’était le dernier… (avant les suivants, bien sûr)