Pendant le weekend

Vases Communicants #34

Nous avons le plaisir d’accueillir « pendant le week-end » Sabine Huynh pour ces Vases communicants  tandis qu’elle accueille sur son blog Piero Cohen-Hadria. Pour ce Vase, la contrainte, la consigne, le rendez-vous a été fourni par Sabine sous la forme de deux (trois) photos qu’elle a trouvées un jour aux puces de Tel-Aviv, nous avions à écrire « sur » ces clichés. Bonne lecture…



Le silence comme une flaque de froid s’étale dans ma tête lorsque son regard s’agrippe soudain au mien.

Nous sommes au fond d’une antre sombre baignée des Nocturnes de Chopin, au cœur du marché aux puces de Jaffa, à Tel Aviv. Je tâte fébrilement le passé, en me demandant quels fantômes je vais réveiller. L’abattement écrit dans les yeux de la jeune femme en noir et blanc m’arrête net. Je peux en tirer des mots mais pas leur cause profonde. Je sais que je dois écrire sur ces yeux-là.

Penchée vers l’avant, les bras croisés sur ses cuisses et sur une jupe de couleur sombre, la jeune femme en noir et blanc est assise entre un homme et une femme qui paraissent détendus et souriants.

Au dos du cliché, il est écrit, à la main, les mots « Tel-Aviv August 1943 », on y voit aussi les chiffres « 3 39 » imprimés. En août 1943 mon père avait un an et trois mois et son père vingt-sept ans, il combattait dans l’armée française. Je crois qu’il est devenu colonel. Dans son salon, à Bourg-en-Bresse dans le département de l’Ain, trônaient ses médailles militaires et les tomes des Mémoires de guerre du général de Gaulle.

Dans ma famille, on ne parle jamais du passé, on ne touche pas au passé. Le passé est un oursin qui brûle, un cactus à la sève empoisonnée, des dards de rose guépière, et pour moi, un puits sans fond rempli d’encre acide où flottent des morceaux de puzzle que je suis la seule à distinguer.

 

Un jour, alors que j’écrivais ma thèse et lisais, à la bibliothèque des sciences humaines de l’université hébraïque de Jérusalem, tous les livres d’histoire concernant l’Indochine française sur lesquels je parvenais à mettre la main, je suis tombée sur un nom à rallonge dans une brève note de bas de page. Tout comme le regard de la jeune femme dans la photo, le nom s’est accroché à mes yeux, les arrachant presque. C’était celui de mon arrière-grand-père, je le savais, à cause de l’ébranlement que je ressentais. Cela résonnait si fort que j’ai dû fermer le livre, reprendre mon souffle. On disait de cet homme que c’était un trotskyste vietnamien qui étudia le droit à Paris dans les années vingt, où il rejoint l’Opposition de gauche, et qu’à son retour en Indochine, il collabora à un mensuel anti-colonialiste. Il fut assassiné par les stalinistes en 1945 (deux ans après la date figurant au dos de cette photographie dénichée à Tel Aviv-Jaffa). Il n’y a jamais eu personne à qui je pouvais poser les questions qui me submergeaient. Je n’ai jamais retrouvé son nom nulle part, mais la vérité est que je ne l’ai pas cherché. 

La jeune femme porte un chemisier blanc à manches courtes et un bracelet-montre au poignet gauche. Je me dis qu’elle était peut-être droitière, et que son cœur battait au rythme des guerres. Lorsqu’on est prisonnier d’un temps de guerre, le temps passe-t-il lentement ou trop vite ? Ses mollets sont longs et musclés, sa coiffure soignée, les cheveux mi-longs et bouclés. Des cernes foncés encadrent l’océan de fatigue dans lequel elle se débat, ses eaux gelées, immobiles d’un silence pinçant ses lèvres.

Les autres ont l’air gai, bronzés, et quelles que soient leurs préoccupations, elles sont bien dissimulées derrière les sourires, l’immaculé des tissus, le rouge à lèvres et la robe à fleurs de la femme assise à la droite de celle aux yeux abyssaux.

Les hommes sont au nombre de quatre. Ils ressemblent tous un peu à Cary Grant, à Gary Cooper, ou à Gregory Peck. Ils se ressemblent tous un peu l’un à l’autre aussi. Ils ne me font pas penser à des Anglais, malgré l’indication « Tel-Aviv August 1943 » (la Palestine était alors sous mandat britannique). Le cou est solide, massif, un cou de mangeurs de steacks. La tête bien dessinée, les joues pleines, le regard assuré, volontaire, appuyé par des sourcils fournis, les dents belles et blanches. Ils semblent avoir la trentaine. Des têtes d’acteurs, ou de pilotes de l’air. Ils me rappellent la série télévisée des Têtes brûlées, avec Robert Conrad, dont je rafolais quand j’étais enfant. Nous avons toujours été sensibles à la culture américaine dans la famille. Bébé, je vivais à Saïgon chez ma grand-mère maternelle et elle m’allumait la radio des GIs américains pour me calmer quand je pleurais. Mon père arbora longtemps une banane à la Elvis Presley. Pour mes six ans, un oncle d’Amérique vint nous voir à Lyon, depuis sa Californie natale, et m’offrit un dictionnaire encyclopédique en anglais, The New Webster’s Encyclopedic Dictionary of the English Language. Trente-quatre ans plus tard, je l’ai toujours. 

Les deux femmes pourraient aussi être des actrices de film. La femme au rouge à lèvres et à la robe à fleurs a l’air plus affirmée et plus âgée que celle aux yeux tristes, plus en rondeurs aussi, et souriante. Ses cheveux sont noirs et bouclés.

Je crois que si l’on ne regarde pas avec attention, l’on peut facilement manquer l’homme assis au second plan, légèrement en hauteur par rapport aux autres, assis sur le canapé, ce qui suggère qu’il est installé sur une chaise. Son pied droit dépasse de dessous une petite table ronde où est posée une assiette pleine d’olives, ou de grappes de raisin. La peau sombre de son visage et de son cou se confond avec l’ombre. S’agit-il d’un homme qui disparaît ou qui va disparaître ? Le visage de l’homme à l’autre bout de l’image, sur la droite, s’éclipse lui aussi, dans la lumière crue. Sous quel soleil sont-ils assis ?

L’orchestre

J’extirpe une autre photographie du coffret en bois, sépia cette fois-ci. La jeune femme triste y pose debout parmi un groupe de musiciens à l’air modeste. Elle tient un saxophone, elle se tient à un homme sur sa droite, elle se tient droite, elle essaie de sourire, il faut bien tenir. La femme souriante aux boucles brunes apparaît également sur cette image, derrière un accordéon. Les quatre hommes de la photographie en noir et blanc n’y figurent pas, ils n’avaient pas des têtes de musicien de toute façon. À leur place, sept hommes, dont un homme chapeauté en train de s’effacer.

Le dos du cliché ne comporte aucune inscription. Sommes-nous à Tel Aviv ? Cravates, nœuds papillons, lunettes, moustache, costumes… Des accessoires pour prêter de la dignité aux corps encore en vie. Et des instruments de musique pour que la « musique des nègres », le jazz, cette «  musique juive dégénérée », retentisse « jusque dans / le libre, là-bas, / dans le lié […] pour les honorer » (Paul Celan).

Affiche 1931, (Standford University Digital Collection) 

En 1936, Bronisław Huberman, un violoniste juif d’origine polonaise, créa l’Orchestre Philarmonique de Palestine (rebaptisé depuis l’Orchestre Philarmonique d’Israël). L’orchestre joua la musique de Wagner pendant deux ans, jusqu’à Kristallnacht, la Nuit de Cristal. Puis, Wagner ne fut plus joué ici, jusqu’en l’an 2000.

Aujourd’hui, soixante-dix ans après ces deux photographies trouvées au marché aux puces de Jaffa, nous sommes le 27 janvier 2013. Cette journée a été décrétée journée internationale de commémoration des victimes de l’Holocauste. Je suis assise à mon bureau, je vois la brume sur la mer Méditerranée, j’imagine les barques du port inondées de soleil, et je souris à l’échange de textes que Piero Cohen-Hadria et moi effectuons cette semaine sur ces deux photos. Son texte magnifique se termine sur les mots « la beauté du monde ». Je veux encore y croire.



Texte et découpages photos : Sabine Huynh.



Les autres Vases se trouvent ici.

Merci à Brigitte Célérier pour sa recension toujours utile et pour tout le travail qu’elle nécessite.






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2 Comments

    Très belle composition, qui se « marie » en harmonie avec celle de Piero Cohen-Hadria (à moins que ce ne soit l’inverse).

    Les photos parlent si on sait les lire : ce qui est le double cas ici et là-bas.

  • C est là- Ce qu il faut- c est là – ce qui doit – c est toi – c est beau –