Sur le bureau #14
Il ne fait pas encore jour, c’est l’hiver. Sur le bureau, les « photos améliorées », prises entre ici et il y a de cela quatre ou cinq ans, des photos de la ville, l’une d’entre elles un calendrier, il me manque un peu de musique, j’écoute, j’entends, assurer une certaine présence, mais je n’ai pas le temps, devant il y a ces mois où il faudra trouver du travail, la neige peut-être, les chaussures et les crampons, aller voir le jour poindre, il n’est pas huit heures,
je n’ai pas vraiment le temps, non, à cinq heures ce matin, peut-être était-ce un moustique, j’ai laissé le tome trois de iq quatre vingt quatre, et pourtant comme j’aime lire au lit quand tout ici dort, deux heures sont passées, un café quelques biscuits, ce n’est pas que le temps ne passe pas, ce n’est pas que les saisons s’arrêtent, j’ai fait du café et j’ai mis mon jean
c’est le magasin de coiffure qui était une boucherie, juste à côté l’immeuble qui est un feuilleton, ce n’est pas que le temps ne passe pas, et ce n’est pas non plus qu’on espère en l’avenir, les échéances, les voyages, les fêtes, regarder dehors les types dorment dans la rue, hier dans le garage sept ou huit agents des forces de l’ordre (l’ordre a ses forces, ici), il paraît que l’un des types qui dort là a menacé quelqu’un avec un couteau, n’hésitez pas à nous appeler si ça se reproduit, mais appeler la police, est ce que c’est quelque chose qui se fait ? je ne crois pas, j’ai regardé sans comprendre, en réalité le type avait garé sa voiture devant le boxe, je me suis dit que des types qui dorment à l’intérieur ne font de mal à personne et que si on pose là nos voitures, eux ont une existence et qu’on prête plus attention à ces objets qu’à des vies humaines, j’ai regardé cette femme et ces hommes qui portaient leurs uniformes
ce sont juste des photos que je prends, j’en avais bien d’autres, ici elles datent déjà, mais elles sont là rangées
je suis allé chercher un café, j’y mets du sucre en poudre que je transvase du paquet dans une sorte de récipient (ce doit être un sucrier), puis avec une cuillère, cet après midi j’irai voir au centre national ce qui se trame sur le documentaire, mais je n’ai pas le temps j’ai trop de rapports à lire et en faire la synthèse, je n’ai pas le temps d’aller écouter ce qu’on va raconter sur les images de mai soixante huit
Berlin et Cologne, je n’ai pas le temps, c’est par ici qu’on entrait dans Paris, dix huit ans, aller au carreau du Temple chercher des bottes ou un manteau, le Sentier où travaillait mon oncle, pantalons Jeûneurs, son calot bleu et or, ses cheveux bouclés et blonds et son sourire, le boulevard Flandrin, j’ai posé sur le son de ce matin une bande qui accompagne
le passage du temps : c’est une épicerie aujourd’hui, c’était un cinéma il y a quelques lustres c’est dans la rue, ce sont des choses qu’on croise, on les capture peut-être
ce peut être un puzzle mais ce mot m’emmène à Londres, je ne sais pourquoi, ici pourtant c’est Paris, il y a au bout de la ligne Istanbul alors qu’on est passé par Salonique, et Athènes, il y a dans le monde Trieste, hier dans le métro un homme lisait « La Conscience de Zénon » et j’ai pensé aux Maîtres du Monde
c’est à Pigalle, le paparazzo fait remonter les choses à Rome à présent, Frédérico et la Strada, et son neuvième film, mon préféré mais je ne savais pas, je ne le savais pas que Fellini était un de mes réalisateurs préférés non pour son cinéma mais pour son Italie, comme Angélopoulos renversé par une moto m’était si proche par sa Grèce, je ne savais pas allant à la cave pour y travailler à la table de montage de l’institut Michelet, je ne savais pas que le cinéma ne me serait de rien, j’imaginais alors
que le monde n’attendait que ma venue (c’est un tropisme messianique que je reconnais aussi chez d’autres) alors que le monde n’est pas là où on le croit (sur cette image, l’instrument de production des images), les images sur le petit écran défilaient, j’y regardais et notais plan à plan ceux qui constituaient « Freaks » (Todd Browning, 1932) ou « Dimenticare Venezia » (Franco Brusati, 1980) et cette réplique de la grand mère « rose rouge, coeur ardent » le langage des fleurs, et moi et mes roses pour ma tante
sait-on jamais de quoi demain sera fait, le ciel est gris, le froid est tombé, il fait un temps de loup, de gueux, de chien, il y a dans les rues des gens qui crèvent de faim, de froid, c’est la grande ville, je me souviens de « Soleil Vert » (Richard Fleischer, 1973) où ce héros, cet abruti (que la paix repose son âme) se rasait sans eau (il avait joué Moïse et Ben Hur, à la fois, il faut se méfier des rôles qu’acceptent les acteurs)
évidemment elles sont inégales, ces photos, c’est le but aussi bien dans un certain sens, de voir ce qui restera, ce qui reste, prendre, garder, recueillir, restituer, analyser, et surtout voir et sentir la réalité de quelque chose, quoi on ne saurait dire, quelque chose, un hasard, un type ce matin dans le poste répercutait cette phrase d’Eluard « il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous »
celle-ci a son histoire je passai un jour devant la poste qu’il y a sous le tribunal de commerce qui marque la fin du Sébastopol mais sur l’île, et ce jour-là j’y ai trouvé un portefeuille qui appartenait à un flic (je crois que ces deux-là sont de cette corporation, je ne sais quoi dans le col du type de droite) que je suis allé rendre à l’un d’entre eux à la circulation « j’ai trouvé ça, c’est à un des vôtres » et je suis parti, le cliché est pris à cette place
ces choses nous attachent aux lieux, on regarde (ici une exposition à la bibliothèque)
c’est que le temps est passé, on s’est emparé de l’image de cette dame qui disait « je ne comprends pas ce que c’est que ces images-là » ou quelque chose d’approchant, derrière elle l’image de l’oiseau bleu (je ne sais pas, je me dis qu’il s’agit du nom d’un train, mais je ne sais d’où peut bien me venir ce souvenir)
à Victor Emmanuel, l’ange exterminateur (c’est pour bientôt), les colonnes, le passage du Tibre, l’île aussi bien, regarder le temps qui s’en va, regarder que le monde ne change pas, essayer d’y déceler quelque chose
Paris canal, les images de Da Cruz mais d’autres aussi, le monde change, on a détruit la centrale, on passera sur le pont de fer noir, on regardera (attention marches glissantes) on avancera sur le chemin qui nous mène on sait bien où, et alors ? ça change quoi ? quelques clichés
l’imagination des coiffeurs a quelque chose d’incommensurable en effet, les couper en quatre, attendre un peu prendre rendez-vous, il n’y a pas de hasard, regarder droit devant soi, dans la rue de Tourtille, juste là, vivait madame Rosa je crois, en tout cas c’est le souvenir que j’en garde, je suis allé chercher la voiture, hier soir on a fait un tour vers l’île de la Cité, dans le garage, lorsque nous sommes rentrés ma fille et moi, il n’y avait personne mais dehors, sur un matelas, dans l’encoignure de la porte, dormait un type, sûrement
ce sera bientôt l’hiver, bientôt les jours grandiront et la lumière reviendra que nous soyons ou pas là pour la voir, tout à l’heure le jour s’est levé, la bande son s’est arrêtée, tout à l’heure
me suis levée parce que le café chantait, suis allée le boire, ai fait une grimace parce que je me brûlais, suis revenue bien vite chez vous, et dans cette vie qui roule sur Paris
C’est un vrai Vase communicant… qui va de la mémoire au présent, d’une photo à l’autre (l’oiseau bleu de Matisse, c’est dans le couloir des expos de la BnF), j’aime la pendule par terre et effectivement la remarque sur le col relevé de celui qui ressemble forcément à un flic de dos, tout cela s’enchevêtre : comme une photo de ce que tu as (ou l’on peut avoir) dans la tête…
@brigetoun : allez y doucement…
@ Chasse-Clou : oui pour la BNF, mais pour l’agent de police, c’est moins sûr…
ah oui l’ange exterminateur ou le perro andalou ou une paire d’araignées ou une femme pas aimée ou la chute d’un …
@ ana nb : ah oui, on y pense au vazco, comme vous voyez… Merci du passage