Pendant le weekend

Ne plus travailler

Une sorte de deuil qui envahit la réalité : quelque chose qui submerge, tout prend une autre couleur, tout à cette mesure s’estime, et nos yeux changent de point de vue, les gens vous apparaissent tout à coup tellement différents, celui qui en a, celui qui n’en a pas, le travail, « j’ai une mauvaise nouvelle »

ce sont des mots qu’on entend dans les films policiers, je suis reparti et j’ai oublié, on travaillait au canal, une péniche s’en allait

annoncer la mort de quelqu’un à l’un de ses proches, par accident, brutalement ou simplement, entendre ou voir devant soi, quelqu’un d’autre vous annoncer cette mauvaise nouvelle, ce sont ces moments qui forment une vie, ces moments-là où, au téléphone vous entendez « j’ai une mauvaise nouvelle, c’est fini » mais pour vous, ici maintenant, là debout au milieu du salon, comment ça, maintenant  ici fini comment ça, des explications pour quoi faire ?

Le point n’est plus le même et la vue diffère : les larmes ne viennent pas, non, mais le choc est là, « je me souviens, je me souviens » chante Julien Clerc, « être soi, n’être rien, mais pas n’importe quoi », alors parcourir la ville

bien sûr toujours, regarder au droit devant soi, oui, les gens, les rues, oui, le travail qu’est-ce donc que cette flexion, cette inflexion, une injonction, gagner sa vie, vivre dans la dignité, on se souvient de ces mots, oui, vivre sans entraves jouir sans temps mort, l’emploi du mot « jouissif » ou « jubilatoire », cette façon de se regarder prendre plaisir, ces injonctions et ces obligations, profiter, le mois n’est pas fini, demain ce sera l’anniversaire, au bout du couloir le piano joue, le travail s’est amoncelé, il reste à faire, lourd, une trentaine de jours, je prends juste une heure

au milieu des travaux à faire d’urgence, certains ne peuvent même pas rembourser leurs dettes, écrire, rédiger ses devis, ses factures, écrire aux connaissances, regarder le ciel briller moins longtemps, entendre la pluie, le froid, dehors dorment les clochards, plus loin, encore plus loin, quel est donc ce monde

sur un immeuble, passant devant un métro, aux fenêtres « ici le travail tue », continuer à distribuer des questionnaires, à les recueillir, les saisir sous informatique, en analyser le contenu, traiter ce contenu par des mots qu’il faudrait sans idéologie, sans présupposés, sans prétention non plus, essayer d’expliquer, mais expliquer quoi ? Sur l’avenue de la Liberté se trouve le siège social de cette entreprise

on ne le croirait pas mais si, des promesses, des emplois, du travail bien sûr, du travail, et alors chercher, trouver, en parler, les mails tout à coup deviennent plus rares, le téléphone ne sonne plus, hier soir au général il y avait là trois hommes, en costume, l’un marron les autres gris il m’a semblé, chaussures pointues, ça buvait de la bière et ça riait fort, ça racontait des histoires à base de « RH » et aussi de « merch » et de « cent mille euros par mois, tu déconnes »  ou alors « non par an, mais même cinquante je le ferais pas », ce genre de discours  probablement aviné, déboutonné, « ça ne me fait pas bander quoi » l’obscénité, la trentaine qui commence à s’empâter, le sport probablement, on avait là une sorte de réalité masculine, c’est sorti c’est allé fumer dehors en manteau, il y avait là une sorte de petite bruine, une marquise verte, des lettres d’or, les lampadaires qui éclairent la rue, le tabac de la rue perpendiculaire, faubourg Montmartre je crois, qui éteint ses néons, rouges, les voitures qui bruissent, les pneus dans l’eau

il y avait là quelque chose du travail, il était près de minuit, ils étaient là, à rire, à parler travail, « parlons travail » oui, ils faisaient partie de ces gens pour qui performances et évaluation comparative sont des mots qui veulent dire quelque chose et qui réfèrent à ce qui est à gagner, une vie, une retraite, des cheveux coupés courts, des chemises bleus ouvertes, quelques rides au front, la hiérarchie, les subordonnées « non, mais elle est vraiment con », le monde tel qu’il est, des hommes, trois, debout dehors, un cynisme à couper à la hache, un rire gras debout jambes écartées  les jambes assis jambes allongées pieds croisés chaussures pointues, mode et prestance, comment être soi, regarder le monde, faire dériver ses propres mots vers ceux du pouvoir, rapport en quelques exemplaires, « slide » et « power point » diagrammes et flux, des mots, cartographier analyse factorielle, régressions multiples, statistiquement, un fort potentiel, « ah non, pas lui, comment il s’appelle déjà ? Arnaud…! », « oui c’est ça, Arnaud »

travail et chantier

et ces rires repus, les verres de bière, le demi litre sans doute accompagnant la choucroute, le travail, et ensuite « on bouffe ensemble hein ? » le travail c’est ça, bouffer, je préfère encore le cinéma

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6 Comments

    criant

  • La prochaine fois, au Corbeau blanc, au lieu d’un café, on se prend un petit remontant ?

  • Certains lieux deviennent infréquentables car on y rencontre trop de gens si satisfaits d’eux-mêmes qu’ils en sont écoeurants. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que leur situation peut basculer dans l’instant car tout est éphémère.

  • Las, dans ce registre, les femmes ne valent guère mieux

  • […] ateliers de diamantaires obscurs et inconnus, invisibles et cachés, puis devant cette brasserie que j’aime quand même, que cette femme donc ira dans ce magasin, sans doute au numéro un de la rue, même […]

  • […] – j’en pose quand même un vers l’article qui vient si on interroge sous le titre Travailler le site : un article arrive, près de dix ans qu’il a été […]