Pendant le weekend

(Anne et Georges) (Emmanuelle et Jean-Louis)

« Amour », un film de Michael Hanecke


La vieillesse qui s’empare de nos corps est à ce point déplorable. On attend un peu, la paralysie du côté gauche (du droit) vous guette, elle vous prend, ne vous lâchera plus. C’est ainsi. On revient en autobus d’un concert, il y avait là un des élèves du temps passé, qui joue comme un concertiste joue, mais on ne le voit pas. On l’entendra. Il se mettra au piano

à la maison, le piano, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas, et il jouera pour nous, oui, ces fenêtres qui donnent sur la rue, le gris de la rue, et en effet, on se souviendra qu’il jouait si bien, déjà à douze ans. Une bouquet de fleurs, le disque laser il l’aura oublié, se souvenir que c’est le disque qui, justement, au moment d’une première impasse, dans la cuisine, mangeant de la viande et des haricots, verts comme la salade tout à l’heure, cette première impasse, le robinet qui coule, une attaque, un diagnostic et une opération, plus tard, la difficulté de la médecine, voilà tout, les erreurs peut-être ou alors les risques qu’on veut bien prendre, le médecin qui indique que ce sera mieux ensuite (sauf si) et sauf si, la réalité, l’entrée dans le monde sur un fauteuil roulant

le sourire du concierge, les félicitations, ces jeux de sourires, monter les courses, s’excuser, regarder le gris de la lumière, se souvenir des belles choses, oublier les laides, la vertu des histoires, « si tu savais, lui dit-il, toutes ces histoires que je pourrais te raconter », et non,  je ne sais pas, non, je ne vois pas exactement pourquoi elle lui dira, sur sa chaise roulante déjà je crois, « parfois, tu peux être un monstre », c’est que je ne vois pas l’amour comme ça, probablement, c’est que lorsque cette jeune femme soi-disant infirmière, forcera cette femme devenue vieille, allongée, meurtrie peut-être, au seuil en tout cas d’ailleurs, la forcera à se regarder dans un miroir, il faudra que la vieille dame évite son propre regard, et l’amour est sans doute là, dans cette façon de congédier cette soi-disant infirmière, probablement, comme il se tient aussi, cet amour peut-être dans les histoires qu’on raconte aux enfants pour qu’ils se calment, ces histoires toujours réinventées, toujours les mêmes, ces histoires qui endorment l’attention ou la méfiance, ces histoires qui amènent les rêves comme cet ascenseur en travaux, ce couloir plein d’une eau qu’on ne perçoit que lorsque ses propres pas la fendent, cette main qui l’empêche de crier, un cauchemar et la vertu, oui,  de la distance créée par un placement de caméra magnifique, une image elle aussi formidable, la vertu de la distance qui nous permet de nous dire « mais, dans les mêmes conditions, dis, qu’est-ce que tu ferais ? » et aussi, si c’était à lui qu’échoyait le rôle de l’infirme, qu’en serait-il d’elle ? Comment le porterait-elle ? Comment se comporterait, alors, l’infirmier ? Et lui aurait-il fait promettre de ne jamais (promets…!) jamais le renvoyer à l’hôpital ?

Et moi, me le permettrai-je ? nous disons-nous, quand même nous ne serions pas mélomanes, quand même serions-nous désargentés, des billets de cent, huit pour l’infirmière indélicate, alors, cette histoire de diphtérie quand il avait dix ans, je crois me souvenir, oui, un film maîtrisé, où nous sommes à nos places, une histoire qu’on nous raconte afin qu’on la croie, qu’on s’endorme, que notre méfiance envers la vie s’efface, s’endorme et qu’ainsi nous ayons la possibilité de croire que, oui, elle fera encore la vaisselle, lui lira encore son journal, dans la rue passeront encore les camions, les rideaux de tulle blanc, et cette maison rangée, ces portes enfin ouvertes, toutes ouvertes comme lorsque, au début, on tentait de cambrioler l’appartement, celui-là même où, dans le dernier plan, à présent s’assoit leur fille…


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3 Comments

    et voilà que j’ai un peu plus encore peur d’être déçue – mais vais tout de même tenter pendant qu’il passe encore ici

  • Déçue, vous le serez si vous y allez pour pleurer (on pleure sur soi, souvent), car Hanecke est comme Brecht, il ne vous le permettra pas : on n’est pas là pour s’apitoyer sur son sort ou sa condition, ou celui des personnages (mais ceux-ci sont des interprètes formidables)… Je ne crois pas que vous serez déçue (mais le film est dur)… Merci du passage en tout cas

  • Je suis sûr que ce film est grand (mais avec de tels acteurs…).