Carnet de voyage(s) #25
Le premier jour, sur la terrasse à l’arrière, celle qui n’est à l’ombre que jusque neuf heures, une plaine où on construit. On y voit des moutons, des dindons, des poules et des coqs, des ânes et des hommes.
La terre est aride, le soleil cogne et le ciel par dessus les montagnes, les odeurs lascives parfois indisposent, le narcisse ou le laurier rose qu’on vend en petits bouquets, la campagne, là, une petite maison.
Au rez-de-chaussée, la pièce de la douche donne sur ce pan de terre. Des grillages fins empêchent les animaux d’entrer, on ne trouve pas de moustiques, quelques cloportes, par les petites meurtrières, la maison, là. Sait-on pourquoi, a-t-on jamais su pourquoi les choses nous attirent ? Même si la photographie est un passe-temps,une sorte de marqueur, sait-on jamais pourquoi il s’agit de cette maison-là, pas d’une autre ? Mignonne, petite, une porte et deux fenêtres, une sorte de terrasse, des bancs en pierre où, à la nuit, ou pour la sieste s’installent les habitants.
C’est un trou de verdure où coule une rivière…
On étend le linge, il séchera dans l’heure, on s’assoit, on attend, le soleil court d’un pan à l’autre de l’horizon
une de ces journées harassées de soleil, les quarante à midi et toute l’après-midi encore sous ce plomb, un jeune type est sorti, criant, en bermuda bleu, on ne prend pas de photo dans ces cas-là, il hurlait, avait-il aux trousses quelque diable ou quelque chimère, un polo rouge à ce que j’en ai vu, il invectivait, était-ce le matin
ou à la nuit, la plaine alors qui nous séparait d’eux se muait en océan noir
au loin les lumières de la route, du village, les cris des enfants et la musique arabe, on ne sait pas exactement pourquoi on déclenche à ce moment
on fait agir le zoom
est-ce parce qu’ils sont là, assis, allongés, qu’on se cache derrière le volet de la cuisine ? Est-ce qu’on se cache pour prendre des photos ? On reste ainsi, assis sur une chaise de plastique blanc, on regarde le temps passer devant soi, le vent glisser sur les marches de l’escalier blanc qui mène à la route, la poussière, le long de la plage, on regarde le linge qui sèche
il a garé sa mobylette sur le côté, il s’est allongé sur le banc de pierre blanchi de chaux, et s’est endormi, il avait le visage tourné vers le mur, on s’habitue, on prend une photo voilà tout, le temps semble à midi s’arrêter pour ne reprendre que lorsque la lumière décroît, la terrasse de l’arrière de la maison est impraticable, on se brûlerait les pieds en y marchant sans chaussure, on attend un moment
c’est qu’il est à l’ombre, au loin quelques nuages, au loin c’est le pays et sa profondeur faite d’ocres, d’oliviers et de cailloux, en s’enfonçant au sud on trouverait le désert, mais ici, c’est cette plage de sable blanc, j’en ai pris quelques grains, au loin le cap et par temps clair on apercevrait Lampedusa si nos yeux nous permettaient d’y croire, la mer turquoise est derrière soi, on déclenche
la peau plombée de l’astre à son zénith, sous l’eau tiède, les garçons de plage, les parasols et les tables de plastique blanc, rien à voir avec l’Italie, ou n’importe quelle plage de quelque nord inutilement mercantile, rien à voir, les femmes parfois se baignent tout habillées comme le leur impose leur foi
ce soir-là, il y avait un pick-up garé devant l’entrée, les gens étaient sur la terrasse, sans doute mangeaient-ils réunis autour d’un plat de poissons, des frites, des tomates, de l’huile d’olive et du pain, on la reprend
ce n’est pas qu’on tente de les surprendre, on ne surprend jamais rien, on attend, ce n’est pas non plus que la lumière soit si intense, mais après la journée à tenter d’échapper au feu
qui s’abat sur nos épaules, j’ai dit aux enfants que c’était un feuilleton, la petite maison dans la prairie, les constructions qui n’en finissent pas, les matériaux qui s’entassent, le travail harassant sous l’astre, le courage, l’eau et le sable, on attend, on regarde
sont-ils partis ailleurs, est-ce une maison de vacances ? Le matin, vers sept heures, je les vois partir, ils longent l’entrée, remonte vers la droite puis disparaissent, il faut aller marcher sur la plage pour voir les hommes seuls allongés sur le sable, le polo sur les épaules, le short, les claquettes abandonnées, rien, juste un moment, quelques images prises ici
la lune qui brille, un croissant comme au drapeau de ce pays, rouge quand elle descendra vers l’horizon, il fait nuit, il est tard, le matin c’est à six heures qu’il faut se lever, goûter la fraîcheur de l’eau, celle qu’on laisse dans les gargoulettes pour qu’elle garde le goût de l’air, se promener dans les souks de Nabeul ou de Kairouan, il y avait ce film qui se nommait « se souvenir des belles choses » que je n’ai pas vu, ah Kairouan, non, ce sera pour la prochaine fois, il y avait dans le ciel noir le satellite qui s’éloigne
j’avais plus encore de clichés, plus encore de prises de vue, au loin il y avait les montagnes, au loin sur la crête l’armée avait construit une caserne ceinte de murs blancs, à la chaux tous les deux ans, le bleu des grilles
la lune qui descend sur l’horizon qu’on ne voit plus, le long des collines les chiens qui hurlent, les ânes qui braient, les figues de barbarie qu’on vend au bord des routes, dans des seaux de plastique jaune, des jeunes enfants accroupis dans l’ombre, le raisin et l’olive, le vin et le pain, il y avait tout ça comme les tomates, l’huile d’olive
la lune descendait sur le fond du ciel, bientôt elle aurait disparu, rouge et perdue au loin, et nous resterions là, à regarder quelque chose comme le spectacle inutile et profond de notre temps, passé là à contempler sans vouloir le changer ce monde sur lequel nous ne sommes que si peu, ces collines qui nous ont vu venir, puis nous en aller, retournant à la poussière des routes, à celle des fumées et des cieux, nous passons, un moment, on déclenche, on regarde, on attend, sur le banc de pierre on a posé une assiette avec des raisins passés à l’eau, on a acheté quelques gâteaux, le vent et son odeur sont passés par là, il y avait une petite brise juste au coin de l’escalier, sur la terrasse on y allait par la cuisine ou par l’escalier extérieur qui longeait la maison, le mur, blanc, tous les deux ans, et au ciel, noir, il y avait la lune, rouge
et le soleil plombant, le bleu, la terre ocre rouge, le blanc ramènent à l’os, et tout a saveur
[…] devant la petite maison, en tongues, bermuda, polo, un homme […]